LE SOIR
Actualité culturelle, Jeudi 8 octobre 1998 (page 12)

OPÉRA Pappano et Loy montent "Les noces de Figaro" à la Monnaie
De cour à jardin, Mozart se démasque
Un chant éblouissant, un souffle théâtral, une scène plurielle: "
Les noces de Figaro" s'imposent à la Monnaie.

Par MICHÈLE FRICHE

L'opéra le plus parfait de Mozart, du pur théâtre en musique, des airs à vous donner le grand frisson... Comment construire un spectacle à la hauteur d'un tel chef-d'oeuvre? Réponse à l'Opéra national, à quelques vétilles près! C'est d'abord la réussite d'une formidable équipe, de la fosse à la scène: le même sang, la même énergie y circulent et pas un regard, pas une inflexion de voix qui ne répondent à l'autre, d'où cette focalisation sans faille de l'attention du spectateur. C'est ensuite une distribution à faire pâlir les plus grandes maisons, irréprochable de tenue, en osmose de corps et de voix comme on en rêve. Léontina Vaduva offre à Suzanne sa petite bonne femme toujours en mouvement, d'une irrésistible spontanéité, avec ce frémissement lumineux si caractéristique d'une voix douce et pétillante à la fois qui a suspendu toute la salle à son miraculeux qui est aussi heureuse que moi? D'une densité vocale et d'un mordant finement articulé, son Figaro (Lucio Gallo) a tout du macho latin boule de nerfs prompt à la violence pour défendre son territoire sentimental. Et le luxe continue avec la stature impressionnante de Peter Mattéi, un comte aux mains aussi lestes que ses accès de jalousie, qui a gardé de son "Don Giovanni" avec Brook (1) sa séduction carnassière qu'il projette dans une ligne vocale d'une aisance stupéfiante. A l'opposé, la Comtesse de Soile Isokoski a la retenue teintée de distance d'une aristocratique élégance et son chant s'écoule dans la même nuance, d'une pureté un peu froide. Mais elle frémira à la voix chaude, gorgée de sève que le Chérubin de Katarina Karneus sait rendre si caressante.

Le plus petit rôle y a trouvé sa définition vocale, sa silhouette et sa densité, entre rire et soupçon d'amertume, du notaire Don Curzio (Donal Byrne), entiché de sa perruque-chienne, au maître de musique Bazile, grande bringue blonde obséquieuse, un John Graham Hall, virtuose dans son air de la peau d'âne, ici restitué. Que dire aussi de l'agilité de Bartolo (Brian Bannatyne-Scott, bon bourgeois en gilet et pardessus, de Marcelline (Anne Howells) tout en nuances, de la Barberine délurée d'Anne Cambier et du jardinier de Carlos Feller qui impose ses apparitions madrées d'ironie!

Initiation masquée

Un tel résultat dit assez le travail et le climat créé main dans la main avec le metteur en scène, par Antonio Pappano, adulé par la distribution, et qui, pour sa première direction mozartienne, construit un de ces équilibres dont il a le secret dans une fosse d'opéra: une manière de tendre tous les ressorts dramatiques, mais sans outrance, en jouant sur la couleur des timbres (mordoré dans la mélancolie, grinçant dans l'ironie), la nervosité des attaques, l'imagination du continuo, en osant de palpables silences, tout en couvant de la main et regard la souplesse laissée aux chanteurs!

Derrière un rideau rouge fluide d'une matière théâtrale omniprésente qui laisse toujours l'acte débuter devant ses plis, les décors d'Herbert Murauer, une vaste pièce sous verrière avec ses deux larges doubles portes s'ouvrant sur des "images" changeantes (mur, sorte de vestiaire...), n'apportent pas souvent grand-chose à la vision des "Noces" par le jeune metteur en scène allemand Christof Loy. Elle s'apprivoise peu à peu dans un subtil glissement du réalisme quotidien des années trente - buanderie en travaux, négligé d'une chambre féminine - à un espace gagné par le rêve et le fantasme, jusqu'au superbe chassé-croisé du "jardin" en errance lente et aveugle des uns et des autres en proie au doute des autres, et d'eux-mêmes.

Les vêtements participent à cette lente initiation aux jeux amers de l'amour, au trouble de la séduction, à la conscience progressive d'une tension sociale. Ils s'imprègnent de traces du XVIII e, tandis que les masques apparaissent avec les danses paysannes et aristocrates du double mariage de Marceline et de Suzanne, un moment d'une réussite scénique rare tandis que les gestes perdent çà et là leur réalisme (danse solitaire de la comtesse en arrière-plan latéral, brutalement doublée par les contorsions du comte lisant le billet de rendez-vous de Suzanne). Autre page aussi belle, presque stylisée devant le rideau rouge: la reconnaissance familiale des "madre" et "padre" de Figaro. Quelques scènes n'éviteront pas un petit air de tradition, mais elles comptent bien peu dans un ensemble d'une subtilité et d'une pluralité d'impressions qui donnent à ces "Noces" toutes leurs richesses, inscrites entre humanité et théâtre.

 

ConcertoNet.com
Mai 2001 (reprise)

"Qui peut être aussi heureux que moi?"
(Susanna, III, 6)

Par Christophe Vetter

C’est avec un grand plaisir que nous retrouvons cette production des Nozze Di Figaro qui avait révélé le talent de Christof Loy, depuis un invité régulier de la Monnaie, un invité de plus en plus controversé d’ailleurs (tout récemment sa vison d’Eugène Onéguine fut diversement accueillie).

Sa mise en scène bénéficie tout d’abord d’un superbe décor d’Herbert Murauer, unique mais évolutif qui suit bien la contrainte de temps de "La Folle Journée". Le rideau scénique rouge joue un rôle important, de transition entre les actes mais aussi permettant à l’action de se focaliser sur des moments importants de l’œuvre. Et l’on s’incline sans réserve devant l’intelligence et le talent de Christof Loy qui arrive avec naturel à nous passionner pour tous les personnages principaux et secondaires sans nous faire ressentir le moindre ennui (l’opéra est donné dans son intégralité) avec une lisibilité exceptionnelle (rarement le quatrième acte ne m’a semblé à la fois aussi clair pour le spectateur et confus pour les protagonistes). La direction du jeu des chanteurs est d’une précision qui les rend vrais, touchants et irritants, nuancés.

La distribution de cette représentation, la dernière de onze, touche à la perfection, même si l’on se met à regretter que la nécessaire alternance nous prive aujourd’hui du Comte de Peter Mattei, titulaire du rôle déjà en 1998. Mais Nathan Gunn est excellent dans son jeu et presque aussi convainquant que son prédécesseur ; seul lui manque un volume vocal suffisant pour satisfaire totalement. La Comtesse est une révélation : Michaela Kaune possède une voix chaude et sensible en plus du tempérament idéal pour le rôle ; elle cisèle ses deux airs avec une justesse, une beauté et une émotion rares. Michael Volle est un Figaro énergique et impulsif et vocalement le rôle lui convient bien plus que Ford chanté ici précédemment en décembre en dépit de quelques engorgements. Henriette Bonde-Hansen représente bien l’idéale Suzanne, celle qui est le point central et le moteur de l’œuvre, pétillante, vive, touchante dans ses moments de découragement et vocalement parfaite, avec une projection tout à fait satisfaisante et un médium suffisamment corsé. Son "Deh, vieni, non tardar " naturel, bien chanté, sans maniérisme nous coupe le souffle. Excellent Chérubin d’Ulrike Helzel, aux moyens impressionnants, qui est déjà à l’étroit dans la voix du page et se destine vraisemblablement à des emplois plus lourds. Toute la distribution mériterait d’être citée : Brian Bannatyne-Scott, sonore et truculent Bartolo, John Graham Hall, Basilio inquiétant (et très à l’aise dans son air bien souvent coupé), Sophie Karthäuser, Barbarina plus que prometteuse, et Carlos Feller, toujours étonnement en forme après une si longue carrière. Mais la grande surprise vient de l’exceptionnelle Marcellina de Diana Montague, en superbe forme vocale, qui nous change des habituelles chanteuses en fin de carrière ne pouvant plus compter que sur leur talents d’actrice. Diana Montague est cette excellent actrice bien sûr mais ses capacités vocales permettent de voir ce personnage sous un angle inhabituel ; et jamais, même au disque, n’ai-je entendu son air du quatrième acte ("Il capro e la capretta ") aussi bien chanté avec un phrasé, un legato, des ornementations qui forcent l’admiration.

Reste la direction musicale de Claus Peter Flor, qui, la saison dernière, avait réussi à prendre la relève de Pappano dans Die Meistersinger von Nürnberg avec conviction. Dès l’ouverture, où il opte pour des tempi très rapides, on est frappé par la cohérence de l’orchestre qu’il dirige. Il évitera la monotonie tout au long de la représentation ; étrangement, au quatrième acte, des imprécisions apparaissent avec quelques décalages mais pas suffisamment pour ne pas rester sur une impression positive.

A noter l’alternance dans les rôles principaux du fait de représentations très rapprochées : Leontina Vaduva (Susanna), Lucio Gallo (Figaro), Peter Mattei (Il Conte), Joan Rodgers, remplaçant Janice Watson initialement annoncée (La Contessa), Sophie Koch (Cherubino), Anne Cambier (Barberina), les trois premiers artistes étant déjà les protagonistes lors de la création de cette production en octobre 1998.

Bruxelles, Théâtre Royal de la Monnaie
5/13/2001 - et les 27, 28, 29 avril et 2, 3, 5, 8, 9, 11 et 12 mai 2001
Wolgang Amadeus Mozart: Le Nozze Di Figaro
Henriette Bonde-Hansen (Susanna), Michael Volle (Figaro), Nathan Gunn (Il Conte di Almaviva), Michaela Kaune (La Contessa di Almaviva), Ulrike Helzel (Cherubino), Diana Montague (Marcellina), Brian Bannatyne-Scott (Bartolo), John Graham Hall (Don Basilio), Sophie Karthäuser (Barbarina), Carlos Feller (Antonio), Donal Byrne (Don Curzio), Ying Chun Lu et Nathalie Perin (Due Donne).
Christof Loy (mise en scène), Herbert Murauer (décors et costumes), Reinhard Traub (éclairages), Jacqueline Davenport (chorégraphie), Rachel Andrist (piano forte continuo),
Choeurs de la Monnaie, Renato Balsadonna (direction),
Orchestre Symphonique de la Monnaie, Claus Peter Flor (direction musicale)
Reprise (octobre 1998)