Opéra International
286/Janvier 2004

Oiseaux suisses
Yannis Kokkos a conçu les décors, les costumes et la mise en scène de la nouvelle production de Die Vögel de Walter Braunfels, qui sera inaugurée au Grand Théâtre de Genève le 24 janvier.

Yannis KokkosQuelle différence y a-t-il entre la pièce d’Aristophane, dont Braunfels s’inspire, et le livret qu’il a écrit pour son opéra?

La pièce d’Aristophane est liée à une période dramatique de l’histoire de la Grèce antique. C’est une sorte de commentaire ironique sur l’expédition des Grecs contre Syracuse, un type d’expédition coloniale dont il se moque de manière pointue, féroce. Braunfels n’entre pas du tout dans une vision politique. Il reste dans l’esprit d’une fable fantastique, qui s’inspire d’Aristophane dans sa première partie, mais qui introduit dans la seconde un changement radical lié à sa propre révolution spirituelle. En effet, il avait commencé à écrire Les Oiseaux avant 1914. A moitié juif par son père, il a définitivement épousé la religion catholique après la guerre. Cette conversion est la clé de cette seconde partie, où Zeus raillé pas Aristophane devient une puissance divine beacoup plus proche du Dieu de l’Ancien Testament, que Promethée, venant mettre en garde les oiseaux, pésente ici comme le grand ordonnateur du monde. Chez Braunfels, on doit plier devant la puissance divine, car c’est la seule réalité. L’expérience amère de la guerre de 1914 donne cet éclairage a sa réflexion. Il faisait aussi partie d’une Allemagne pétrie de classicisme et de néo-wagnerisme. Son approche, plus romantique, a mis du temps à être comprise après la Seconde Guerre mondiale, car la musique avait très vite pris d’autres chemins. L’ouverture d’esprit et la curiosité son aujourd’hui bien plus lares, et le côté conservateur du personnage qui ne voit l’avenir que dans l’art ne choque plus.

Pour le décorateur et metteur en scène d’une œuvre comme celle-ci, où se superposent l’univers des hommes, celui des oiseaux et celui des dieux, la principale difficulté n’est-elle pas de trouver une voie médiane entre réalisme et fantasmagorie poétique?

La difficulté, et aussi l’interêt, de cet ouvrage est de créer un monde qui ne doit pas être d’une poésie enfantine mais plus âpre, plus contrasté. La musique des Oiseaux est généralement grave, mélancolique, extrêmement symphonique, avec assez peu d’action, mais elle va de pair avec un autre univers preque antagoniste, celui, plus agité, des oiseaux. Les deux seuls personnages humains, bonespoir et Fidélami, qui escaladent la montagne à la rencontre des oiseaux, incarnent les deux points de vue de Braunfels sur l’après-guerre. Fidélami, avec son amertume, représente un peu le matérialisme des idéologies du moment, tandis que Bonespoir donne plutôt une vision de l’artiste qui cherche une spiritualité et la trouve, d’une certaine manière, au contact du rossignol. Ce sont les deux chemins que l’homme d’après la guerre de 1914-1918 doit suivre. La masse du chœur des oiseuax nécessite également une approche spécifique. J’ai trouvé intéressant de chercher dans chaque participant l’oiseau qui était en lui. Chaque choriste a un costume qui en fait un oiseau possible par rapport à son physique, un travail très amusant. On verra ces volatiles colorés dans un paysage aride, qui est celui de l’esthétique de l’époque, bien que ce ne soit pas tout à fait celle de Braunfels, qui est beacoup plus classique.

Quelle solution avez-vous trouvée pour leur donner une crédibilité scénique?

Ils sont traités avec des éléments de costumes humains comme le frac, avec des transformations du corps et des couleurs parfois excessives, mais utilisées avec parcimonie, pour obtenir un dessin général où la couleur fait irruption parmi des silhouettes très marquèes. Mais l’essentiel du travail est fait sur leur comportement: il a fallu trouver le moyen d’adapter à des humains ce qui caractérise d’habitude de très petits oiseaux. Dans la première partie surtout, je pense qu’on peut arriver à créer un monde vraiment crédible.

Introduisez-vous des référeneces à l’Antiquité greque?

Quasiment pas. J’imagine plutôt un monde qui passe des années 1920 à aujourd’hui Lorsque j’ai découvert le Théâtre d’Aristophane, repris à l’Epidaure dans les années 1950, la référence à l’Antiquité était déjà discrète. On mettait davantage d’accent sur les échos contemporains du propos d’Aristophane, car c’est le meilleur moyen de lui garder sa vie et s saveur. Même l’univers des dieux se réfère plutôt au monde chrétien qu’an monde antique.

Comment situez-vous Les Oiseaux par rapport aux grandes opéras du XXème siecle?

A côté de Strauss, Braunfels a une position très originale et, à ce titre, ses Oiseaux ont, selon moi, leur place parmi les grands jalons lyriques du siècle dernier. Il établit un rapport très particulier entre la musique et la dramaturgie. On trouve parfois de grandes plages symphonique où l’action est difficile à placer, mais cela peut aussi créer des moments d’extraordinaire poésie.

Je trouve très intéressant d’être confronté aujourd’hui à une œuvre qui jette un pont entre la musique du XIXème siècle et celle du XXème, de manière prémonitoire. J’aime beaucoup ces œuvres qui permettent d’établir la liaison entre la musique du passé et celle du futur. Comme Berlioz. Ces compositeurs sont grands passeurs visionnaires.

Au début du second acte, on trouve en outre un duo extraordinaire entre Bonespoir et le rossignol, certainement une réminescence de Tristand und Isolde, ouvrage qui avait en partie décidé de la vocation de Braunfels. On voit toute la portée symbolique de cette rencontre avec l’oiseau, qui ne chante qu’après le coucher du soleil. La musique et le chant sont une célébration nocturne d’une vision plutôt spirituelle que sensuelle, même si elle a une dimension érotique. Contrairement à Aristophane, Braunfels charge le rossignol d’incarner une spiritualité et une beauté proposées uniquement par l’Art, sans que l’on sache vraiment, à la fin, si tout sera changé dans la vie de Bonespoir pour autant. Ce moment d’émotion nocturne est d’une qualité exceptionelle.

Et puis il y a aussi toute la question des utopies, cette montagne, cette ville que là on construit contre les dieux, un peu comme une contre-image de la Tour de Babel, mais exprimant la même aspiration de l’homme à rivaliser avec la Divinité. Et l’on ne peut pas éviter de penser encore au rêve d’Icare, autre grande figure de l’Antiquité. Tout cela fait que Les Oiseaux est une œuvre fort complexe, mais vraiment passionante à aborder.

Propos recueillis par Gérard Mannoni