LE SOIR
Actualité culturelle
Lundi 13 juillet 1998 (page 7)

L'instant éphémère, lavé des clichés
Peter Brook et Claudio Abbado offrent leur
"Don Giovanni" au prestigieux festival d'Aix.

AIX-EN-PROVENCE
De notre envoyée spéciale

Pour le "Don Giovanni" de Mozart et pour Stéphane Lissner (1), Peter Brook a renoué avec la mise en scène lyrique après un silence de plus de vingt ans. Inutile de préciser que décrocher une place à l'Archevêché tient aujourd'hui du miracle! Avions-nous trop rêvé de cette rencontre entre un opéra mythique et un immense homme de la scène? Si la représentation de ce vendredi soir a témoigné de bien des séductions estampillées Brook, force est d'admettre que nous n'avons pas vibré aussi intensément que nous l'espérions.

La première image est joyeuse, récréative: au centre de la scène qui "se contente" avec bonheur de laisser vivre la façade classique de l'Archevêché, un carré ocre comme Brook les aime, et dans cet espace, des petits bancs, des barrières, des mats, aux couleurs franches, des rouges, des verts, des bleus, qui ont tout l'air d'être sortis d'une cour de récréation de maternelle...

Des personnages, assis autour de ce plateau, attendent, regardent... Ils entreront dans l'aire de jeu lorsque leur tour sera venu, puis retourneront se rasseoir. D'autres viendront des coulisses.

LA MORT: NI DRAME NI CHATIMENT

Voilà comment s'élance et s'écoule ce "Don Giovanni" sous la baguette de Claudio Abbado, qui a résolument opté avec son excellent et jeune Mahler Chamber Orchestra (avec continuo et mandoline sur scène) pour la souplesse et la fluidité, pour des tempi relativement rapides, à l'opposé de violents contrastes et de couleurs sombres.

Cet opéra de chambre, fidèle à Mozart, "se" donne la comédie, débarrassé des couches tragiques, lavé des clichés comme de l'illusion scénique: bancs, batons, tissus tenus à bout de bras, suffisent au balcon d'Elvire ou aux armes des paysans. Un seul drap blanc joue le jeu du mariage de Zerlina.

Dans cet espace abstrait qui ne nous renvoie guère d'écho (éléments scéniques de Tom Pye et éclairages de Jean Kalman), le séducteur porte élégamment veston et panama blanc des années 50 (costume de Chloé Obolensky). Il virevolte d'un instant à l'autre, campe un homme du temps éphémère qui agit sans trouble, ni inquiétude, impossible à cerner parce que multiple, il joue, tout simplement... La mort au bout de la course? Comme pour tous. Pas la peine d'en faire un drame, ni un châtiment, ni même un spectacle: absence donc de statue, de flammes, et il a suffi de retourner les bancs pour en faire un cimetière de tombes rouges parmi lesquelles s'avance le Commandeur en complet veston. Un halo vert donne à l'ensemble une allure un peu étrange.

Lorsque l'enfer l'aura laissé choir sur le sol, Don Giovanni sortira caché derrière un drap rouge que tiennent quatre mains. Par pour longtemps, car tandis que les autres commentent le final de l'histoire, l'homme revient s'asseoir sur un banc à côté du Commandeur. Ils échangent quelques regards teintés de nostalgie. Hors jeu...

UNE ADAPTATION LIBRE ET ALLÉGÉE

Brook n'impose pas une vision appuyée du mythe, mais il l'ouvre avec humilité, laissant chacun y tracer son propre chemin... Parfois subsiste un goût de trop peu; à d'autres moments, l'on est captivé et l'on retrouve cet art fascinant de la direction, fait de mille et une petites touches, dans l'intériorité du jeu qui rend les moindre gestes et regards visibles tout en assurant le confort du chanteur. Ce soir-là, la forme n'y était pas pour tous, sans gravité pourtant, au sein d'une équipe soudée qui a allégé Mozart au maximum dans un réel souci d'ornementation.

Le don Juan de Roberto Scaltriti impose sans écueils une élégante latinité aux yeux bleus; dans la vaillance et la précision d'une voix riche et pleine. Nicola Ulivieri, un Leporello aussi vêtu de noir que son maître l'est de blanc, s'est un peu battu avec la justesse dans les ensembles, mais le verbe est haut et clair. Aux côtés de l'excellent Masetto de Nathan Berg, du solide Commandeur de Alessandro Querzoni, la révélation restera le don Ottavio de l'Américain Kenneth Tarver, parfait de style et d'aisance vocale.

Qui douterait encore de l'éblouissante Elvire entre soie et velours de Véronique Gens, toute de passion pour son éphémère époux? Monica Colonna offre la belle richesse de son timbre à une donna Anna un peu tendue, et la Zerline de Catrin Wyn Davies a les inflexions les plus sensuelles de la distribution.

MICHELE FRICHE


L'improvisation chaque soir...

Cette production a bénéficié d'un temps de répétition exceptionnel. Non seulement, les chanteurs sont entrés dans l'univers de Brook depuis avril, mais, pendant six semaines, le metteur en scène n'a pas cessé de dialoguer avec Abbado et Daniel Harding, l'un et l'autre suivant son propre chemin dans la fosse!

Ajoutez à cela que deux équipes de chanteurs se partagent la scène et qu'ils sont donc amenés à changer de tempo mais doivent aussi être capables de modifier radicalement leur comportement. Ce que Brook n'a cessé de nous demander depuis la première rencontre, c'est que l'on se déshabille des clichés , explique Scaltriti. Surtout ne pas jouer l'émotion, mais agir, simplement l'émotion suivra avec plus de justesse.

Tous ont d'abord travaillé le texte comme des comédiens, avec la volonté d'investir des personnages d'aujourd'hui. Sans costume, sans épée, nous apprenons à créer avec notre corps, notre voix, et eux seuls. L'improvisation a été la pierre de touche du travail... et elle existe toujours, chaque soir, confie Till Fechner, l'autre Masetto.

Evidemment, on a établi des rendez-vous délicats, mais chacun est resté libre d'exprimer son propre tempérament. Il y a des moments d'électricité très forts entre nous. La représentation n'est qu'un moment éphémère dans l'évolution du travail.

M. F.


Véronique Gens: "Don Giovanni" selon Peter Brook

Vitellia, Fiordiligi, Donna Elvira, Véronique Gens est totalement immergée dans le monde mozartien. Et pourtant l'aventure du "Don Giovanni" d'Aix n'est à nulle autre pareille.

J'ai longtemps cru ne pas en être. Lors des auditions (l'Europe entière s'y est bousculée), Brook s'est approché de moi et m'a dit: "Je vois plutôt Elvira comme une petite femme blonde! Mais essayez quand même." Plusieurs mois se sont passés sans réponse et puis soudain un coup de fil à mon agent. J'étais acceptée!

Jamais je n'aurais imaginé ce que nous avons vécu. Je n'ai jamais fait cela. Peter Brook nous a inculqué un réel travail d'acteur. Le matin, il nous demandait des séances d'exercices physiques, de respiration. Un jour, il a pris une chanteuse et l'a placée sur la scène. Il s'est ensuite adressé aux hommes et leur a demandé un à un de se mettre en valeur à son égard. Et tout le monde s'est mis à draguer cette pauvre fille. C'est fou ce que ce type de pratique nous révèle par rapport à nous-mêmes. En même temps, nous avons pris conscience de notre corps, de ce qu'il peut faire et de ce qu'il peut dire. Nous comprenons pourquoi nous n'avons plus besoin de faire de grands gestes pour exprimer un sentiment. Ce que veut Brook, c'est la réalité des choses, une intériorité. Aucun geste inutile, aucun mouvement surdimensionné. Un jour, parlant de la douleur d'Elvira, il m'a dit: "Souviens-toi de la veuve de Kennedy à son enterrement: rien sur son visage et tout à l'intérieur".

Abbado et Harding, les deux chefs d'orchestre, sont omniprésents et semblent s'amuser comme deux copains. Le dialogue avec Brook reste constant et sincère: jamais il ne voudrait comme metteur en scène imposer un acte difficile pour un chanteur ou aberrant pour le chef. Il aime par contre jouer de l'effet de surprise. J'avais un air que je chantais d'ordinaire sur un banc. Un jour, je suis entrée et il n'y avait plus de banc. Il m'a simplement dit continue et fais ce que tu entends. Son souci était simplement de tester si le banc était vraiment utile. Tout Brook est là: il n'accepte un accessoire que s'il est essentiel.

Nous avons travaillé trois semaines durant en mêlant sans cesse les chanteurs et puis on a arrêté deux distributions: je fais partie de celle de Scaltriti en Don Giovanni: c'est probablement la plus méditerranéenne. Les deux chefs dirigeront heureusement les deux distributions. Leur apport est si différent: Abbado est mesuré et raffiné, Harding rapide et impulsif. Comme si nous recevions et vivions deux visages d'un même Mozart. C'est vraiment fascinant.

(S. M.)