LE SOIR
Actualité culturelle
Samedi 9 janvier 1999 (page 11)

Le "Don Giovanni" de Peter Brook et Daniel Harding au Cirque royal
Mozart sur le fil du rasoir

Humain, terriblement humain. Voilà comment s'offre ce "Don Giovanni" que la Monnaie propose au Cirque Royal, dans la mise en scène de Peter Brook et sous la direction musicale de Daniel Harding (un spectacle créé à Aix-en-Provence l'été dernier). Sur l'espace scénique noir et anonyme du Cirque, les quelques éléments de décor (bancs et mâts de couleur, essentiellement) campent un lieu échappant à l'anecdotique emprise du temps, où se joue le théâtre des passions dans la désarmante nudité de son propos. "Don Giovanni" est mis à bas de son piédestal mythique, débarrassé de l'encombrant habit de l'archétype. Par son comportement de jouisseur effréné, un homme malmène les règles codifiées de la petite société fermée qui l'entoure. Son attitude hors normes amènera les autres à se révéler, dans leur grandeur et leur petitesse, en les poussant jusqu'au bout de leurs contradictions.

Quand le commandeur revient à la dernière scène, Don Juan a la peur vissée aux tripes et ce n'est qu'en la surmontant (fût-ce par courage ou inconscience) qu'il accomplit son acte le plus noble. En évitant toute grandiloquence et toute pompe didactique, la mise en scène de Brook plonge comme une lame dans nos coeurs, parce que nous pouvons nous y voir en reflet, dans la trame complexe de nos propres fantasmes et réalités.

Cette mouvance perpétuelle des sentiments, la musique de Mozart l'exprime à chaque ins -tant dans sa mobilité fuyante. Daniel Harding (à 23 ans, ce jeune chef britannique est l'un des prodiges de la baguette d'aujourd'hui) met à vif les nerfs de la partition en la poussant jusque dans les derniers retranchements de son expressivité. Passant en une fraction de seconde de la gifle à la caresse, de la colère à l'insouciance, de la violence à la séduction (ou mieux : exprimant parfois ces contrastes dans le même moment), il détaille un Mozart sur le fil du rasoir, tout en ne perdant jamais le sens de l'élégance et de la souplesse qui habite la partition de bout en bout.

Il est suivi dans cette démarche par l'incroyable énergie que dégagent les jeunes musiciens de l'Orchestre de chambre Mahler. Voilà une vision folle et inouïe, qui prend des risques à chaque seconde, qui épouse parfaitement la mise en scène et subjugue l'auditeur par son audace tout à fait assumée.

Les feux du theatre

La distribution - elle sera double pour cette production - est soudée par une magnifique cohésion théâtrale et emporte l'adhésion, même si on a pu sentir, jeudi soir, quelques signes de fatigue manifestés par une équipe qui débarquait tout juste de Milan (le spectacle y était monté au Piccolo Teatro).

Peter Mattei est un Don Giovanni dont l'incarnation restera, il n'en faut pas douter, dans les annales de l'interprétation du rôle. Quel appétit vorace de vie, quelle démesure, quelle maîtrise absolue aussi de la voix et de la conduite théâtrale ! Il est le détonateur de toute l'action et sa présence envahit la scène avec la puissance que pourrait manifester un Depardieu dans les mêmes circonstances. Il entretient avec Leporello une relation maître-valet où passe une complicité très profonde, ce qu'exprime avec beaucoup d'habileté et d'esprit la basse italienne Nicola Ulivieri, dans un timbre qui nous vaut d'irrésistibles moments de plaisir musical.

John Mark Ainsley mérite un grand coup de chapeau pour son Ottavio émouvant, sans le moindre soupçon de mièvrerie (un intellectuel pacifique, qui préfère la loi au duel) et vocalement irréprochable. Nulle affectation pédante chez le commandeur de Gudjon Oskarsson : la voix n'a pas besoin d'in -flexions marmoréennes pour traduire la douleur d'un père. Un peu éprouvé par la fatigue, apparemment, Till Fechner n'a peut-être pas trouvé toute la mesure de son Masetto, que l'on sent toutefois empreint de sincérité et d'énergie.

La maladie a quelque peu bousculé la distribution féminine, qui peut fort heureusement compter sur une distribution multiple. Il y avait donc quelques légers flottements - vocaux, surtout - mais on ne résiste pas à l'investissement déployé par Francesca Pedaci (Elvira) et Monica Colonna (Anna), alors que Lisa Larsson incarne une Zerlina toute en charme.

Participent aussi à cette production : Roberto Scaltriti, Nathan Berg, Véronique Gens, Mélanie Diener, Kenneth Starver, Mark Padmore.

MICHEL DEBROCQ