LE SOIR
Actualité culturelle
Lundi 1 février 1999 (page 10)

La satire cinglante de Chostakovitch
Création belge de "Lady Macbeth du district de Mtsensk",
vendredi soir à la Monnaie.

Soixante-cinq ans après la première à Saint Pétersbourg, Antonio Pappano dirigeait vendredi soir la première scénique belge de "Lady Macbeth du district de Metsensk", l'opéra de Chostakovitch voué aux gémonies par Staline. Une production décapante réglée par Stein Winge qui en dit long sur le caractère subversif de la partition.

Il ne reste en effet pas grand monde d'intact dans l'univers décadent brossé par le metteur en scène avec son sens inné de la fresque populaire, déjà observé dans sa mise en scène de la "Khovantchina". Rien ne résiste à ce regard au scalpel: des ouvriers grossiers et concupiscents, des patrons sordides et cruels, un pope ivrogne qui bénit les foules à la vodka, une soldatesque suffisante et jalouse, un couple d'amants diaboliques. On ne retrouvera finalement qu'un seul sage sain en la personne du vieux bagnard (incarné avec une sobriété subjuguante par Donald McIntyre, le Wotan de Boulez à Bayreuth): vision intemporelle, il compte les labeurs inutiles et raconte les journées sans espoir.

Les scènes d'une vitalité explosive sont enlevées dans des tempos frénétiques par l'orchestre survolté de Pappano qui joue à fond la carte de la caricature burlesque. Tour à tour cinglante et grotesque, décapante dans ses allusions déformées aux musiques de danses et de film, hallucinante dans sa dimension sur-réelle, côtoyant le bastringue ou moquant les marches militaires, la partition sous la baguette de Pappano devient un gigantesque éclat de rire qui ne se résout que dans l'horreur finale de l'évocation glaciale des bagnes.

Il va sans dire qu'un tel spectacle est d'abord un travail d'ensemble et que sa réussite doit beaucoup à la performance vocale et théâtrale de choeurs littéralement déchaînés. Chaque individualité trouve d'ailleurs son juste poids par la place occupée dans ce kaléidoscope grimaçant: dérisoire et inénarrable le pope imbibé de Maxim Mikhailov, suffisant le mari déliquescent du Zinovy de Gunnar Gudbjörnsson, brutale bête d'amour l'amant instinctif du Sergey de Christopher Ventris, colossalement autoritaire et libidineux le beau-père Boris de l'immense Anatoli Kotscherga. Mais pourquoi face à sa saisissante présence scénique avoir enregistré son intervention sous forme de spectre? Reste le cas plus particulier de Katerina. Son personnage est sans doute le seul (avec le bagnard) dans ce monde de pantins à avoir une existence humaine crédible, tout en lui appartenant dans la sauvagerie de ses actes, puisqu'elle est tout de même responsable de trois crimes! Le ressort du personnage réside dans son existence intime: celle d'une nature franche et instinctive qui vit intensément le moment et se laisse porter par son instinct vital. Ce mélange de retenue et de solitude, Nadine Secunde l'habite avec une sincérité immédiate. Cela nous vaut quelques beaux moments, comme cette image où le metteur en scène la fait jouer avec ses grands draps dans lesquels elle ne va pas tarder à se rouler en compagnie de Sergey. Cette incarnation très spontanée tourne délibérément le dos au dramatisme forcé dont on charge souvent (inutilement) le rôle.

Une seule vision d'humanité dans un univers de l'horreur, c'est évidemment beaucoup plus que ne pourrait l'accepter un dictateur pudibond (mais ne le sont-ils pas tous un peu?). Staline ne pouvait décidément pas aimer cette "Lady Macbeth"-ci: Chostakovitch a donc bien fait de l'écrire.

SERGE MARTIN

Prochaines représentations les 2, 5, 10, 12, 16 et 19/2 à 20 h, les 7 et 21/2 à 15 h. Rés. 02/229.12.11.

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Ce "Lady Macbeth...", l'opéra de tous les excès

Le premier opéra très avant-gardiste de Chostakovitch, "Le nez", avait soulevé de violentes polémiques à sa création, en 1930. Dès son achèvement, le compositeur promet de se consacrer désormais à un thème plus sérieusement soviétique et envisage une tétralogie en hommage au courage de la femme russe. Celle-ci commencera par l'évocation de son isolement dans le monde cruel de la Russie impériale. Une nouvelle de Leskov, "Lady Macbeth du district de Mtsensk", fournit un livret inespéré. Elle nous raconte la détresse d'une femme pauvre mariée au fils un peu falot d'un riche marchand de grains et qui finit par tuer mari et beau-père avant d'être envoyée au bagne avec son amant, où celui-ci ne tarde pas à la tromper. On pourrait baigner en plein drame naturaliste. Chostakovitch préfère forcer le ton : Je me suis efforcé de créer une satire décapante, un opéra qui démasque la réalité et force la haine à l'égard de l'arbitraire épouvantable, des conditions de vie sordides de ce milieu marchand.

Créée en 1934 à deux jours d'intervalle à Léningrad et Moscou, l'oeuvre connaît d'emblée un véritable triomphe avant de partir à la conquête de l'Occident. Et puis vient la visite de Staline à une représentation moscovite, bientôt suivie par la parution de l'article vengeur de la "Pravda": "Du chaos en place de musique". Désormais qualifié de formaliste, Chostakovitch est mis au ban de la musique soviétique. Ce sera le début d'une relation trouble et souvent maléfique entre le compositeur et le pouvoir soviétique.

Surprenante à l'époque, la mesure paraît aujourd'hui presque logique : les dictatures supportent toujours mal le subversif, qui leur renvoie l'image cinglante de leur propre grotesque

S. M.