LE SOIR
Magazine des arts et du divertissement - MAD

Mercredi 12 mars 1997 (page 42)

Le bouffon de l'Empire entre Orphée et Napoléon III
Les Enfers irrévérencieux d'Offenbach

Il y a des personnes qui n'aiment pas ma musique, et c'est leur droit... Elles veulent bien supporter mes partitions aux Bouffes parisiens, mais, si je sors du passage Choiseul, si je mets le pied à l'Opéra ou à l'Opéra-Comique, c'est un sacrilège! (Lettre de Jacques Offenbach.)

L'ostracisme du bouffon de l'Empire n'a plus cours aujourd'hui, et, à cette confidence amère de 1860, la Monnaie répond en offrant le sérieux de sa scène à l'une des oeuvres les plus populaires et les plus féroces d'un merveilleux musicien : "Orphée aux Enfers" !

L érudition offenbachienne n'a pas manqué de remarquer que Cologne, la ville natale du compositeur, s'était fait une spécialité, au début du XIXe siècle, de représenter pendant le carnaval de brèves pièces qui traitaient par le petit bout de la lorgnette des sujets mythologiques. Qu'Offenbach y ait puisé son sujet est d'autant plus crédible qu'il l'avait lui-même proposé à ses librettistes. D'autre part, le retour à l'Antiquité a toujours été considéré comme une valeur sûre, même sur le mode léger, et notre Colonais n'était pas le seul à y pourvoir en cette seconde moitié du XIXe siècle.

Le phénoménal succès d'" Orphée aux Enfers ", dès 1858, rejoint en 1864 par celui de " La Belle Hélène ", a tôt fait de cataloguer son auteur comme spécialiste du genre " parodie antique "... L'étiquette est franchement usurpée puisque les 113 numéros d'opus n'en alignent que quatre sur ce thème : outre les deux tubes cités plus haut, " Daphnis et Chloé " (pochade en un acte, 1860) et " Les Bergers " (1865). En 1874, Offenbach transformera son petit " Orphée " original (deux actes) en un " opéra-féerie " cette fois en quatre actes, avec ballets, où la musique l'emporte sur les dialogues .

De toute manière, ce petit lot d'" antiques " reste maigre par rapport au bel escadron d'oeuvres qui ricanent du XVIIIe siècle !

Triples sarcasmes sous la lyre d'Orphée

Tel que l'ont corrigé la musique d'Offenbach et le livret d'Hector Crémieux et Ludovic Halévy, le mythe d'Orphée plonge sans ambiguïté dans la légende revue en 1762 par Calzabigi, le librettiste de Gluck, et recentrée sur l'épisode du retour d'Eurydice des Enfers. Les flèches décochées par Offenbach en 1858 sont triples : parodie du grand opéra, massacre du mythe d'Orphée et caricature de la cour de Napoléon III... ce qui fit rire aux éclats jusqu'à l'empereur lui-même, mais nettement moins le sinistre critique Jules Janin (" Journal des débats ") qui pourfend le sacrilège envers la sainte Antiquité classique. Il est vrai qu'Orphée chantait en situation grotesque une tirade fidèle de la prose du journaliste !

Faut-il suivre Alfred Einstein qui voit dans la parodie de l'Antiquité une vengeance d'Offenbach du temps où, chef d'orchestre à la Comédie-Française, il endurait les tirades classiques ? Quoi qu'il en soit, l'irrévérence musicale ne mâche pas ses notes : mélodie de Gluck hachée en rythme menu (Cette langue divine, il essaya d'abord de la parler. Ne le pouvant pas, il se mit à l'avilir..., raillera Berlioz !), citation du très sérieux grand opéra de Meyerbeer " Robert le Diable ", etc.; les conventions de structure de cette forme subissent elles-mêmes d'étranges distorsions (traitement loufoque des grands ensembles de fin d'acte).

Bien au-delà du génie de " travestissement musical " à effet comique garanti, la partition d'Offenbach révèle une parfaite connaissance des multiples possibilités de la matière lyrique, parfois prémonitoires de ses développements futurs. Et l'art suprême de sa plume est d'en jouer sans avoir l'air d'y toucher, ou d'y croire...

L'infernal galop vers le gouffre

Distanciation désinvolte et démystification de toute situation réputée respectable, la mécanique satirique fonctionne à plein dans " Orphée " ! Si l'on ne peut saisir aujourd'hui tout le sel des allusions politiques contemporaines, la charge caricaturale d'" Orphée aux Enfers " est suffisamment explicite pour que l'Olympe au grand complet s'ébattant sur scène ne démasque une vision acerbe de la cour de l'empereur et des prétendues vertus dont se prévalait la bourgeoisie. Le plus bel exemple en est ce fameux personnage de l'Opinion publique, qui oblige hommes et dieux à se plier aux convenances... mais seulement en apparence ! Et David Rissin rappelle très justement la contemporanéité de cet opéra bouffe avec les procès intentés à " Madame Bovary " et aux " Fleurs du mal "...

Que penser de cette révolte des dieux qui en ont assez du régime jupitérien et s'élancent aux accents de " La Marseillaise " (répudiée comme hymne national sous Napoléon III), ou de cet aristocratique menuet dansé aux Enfers qui pique droit du nez dans l'infernal et célébrissime cancan d'une réputation lascive peu fréquentable... avant que son succès ne l'officialise ? Moins d'un an après la création d'" Orphée ", les armées françaises revenues victorieuses de Solférino défilaient devant la colonne Vendôme aux accents de la musique d'Offenbach !

Ne vous semble-t-il pas, aux premiers sons de cet orchestre enragé, voir toute une société se soulevant d'un bond et se ruant à la danse ? Au premier coup d'archet qui mettait en branle les dieux de l'Olympe et de l'Enfer, il semblait que la foule fût secouée d'un grand choc et que le siècle tout entier, gouvernements, institutions, moeurs et lois, tournât dans une prodigieuse et universelle sarabande... (Le critique Francisque Sarcey, au lendemain de la première d'" Orphée aux Enfers ").

MICHÈLE FRICHE


Auto-ironie biographique

Je suis venu au monde à Cologne: le jour de ma naissance, je me rappelle parfaitement qu'on me berçait avec des mélodies. J'ai joué de toutes sortes d'instruments, un peu, du violoncelle, beaucoup. Je suis arrivé à Paris à l'âge de treize ans. J'ai été au Conservatoire, comme élève; à l'Opéra-Comique, comme violoncelliste; plus tard au Théâtre-Français, comme chef d'orchestre. J'ai frappé avec courage, mais vainement, pendant une dizaine d'années à la porte de l'Opéra-Comique, pour me faire recevoir un acte. J'ai créé, alors, le théâtre des Bouffes parisiens : dans l'espace de sept ans, je me suis reçu, j'ai monté et joué une cinquantaine d'opérettes. J'ai abdiqué, comme directeur, il y a deux ans. Comme compositeur, j'ai commencé par " Deux aveugles " et je viens de finir les " Géorgiennes ". Il me sera beaucoup pardonné, parce que je me suis beaucoup joué. Je suis français depuis trois ans, grâce à l'empereur qui a daigné m'accorder mes lettres de grande naturalisation; j'ai été nommé chevalier de la Légion d'honneur il y a deux ans. Je ne vous parle ni de mes " nombreux " succès ni de mes quelques " chutes "; le succès ne m'a jamais rendu fier, la chute ne m'a jamais abattu. Je ne vous parlerai pas non plus de mes qualités ni de mes défauts. J'ai pourtant un vice terrible, invincible, c'est de toujours travailler. Je le regrette pour ceux qui n'aiment pas ma musique, car je mourrai certainement avec une mélodie au bout de ma plume.

Notice rédigée par Offenbach à l'intention d'un journaliste en 1864
citée par David Rissin in "Offenbach, le rire en musique", Fayard, 1980.

Schizophrénie sur l'Olympe !

Avec Offenbach, la mythologie officielle subit de corrosives variations. Tentons de nous y retrouver entre l'Olympe et les Enfers.

Le sommet de l'Olympe, ce massif montagneux de Thessalie, sert de résidence à la grande famille des dieux. Chacun y dort sur un nuage. Le maître de tous, Jupiter, est l'époux très volage d'une Junon très jalouse : il lutine les mortelles, les féconde... L'autorité hypocrite de cet empereur est mise en question dans l'Olympe d'Offenbach, ce qui ne l'empêche nullement de se transformer en mouche pour passer par le trou de la serure dans le boudoir d'Eurydice.... Elle dit oui et se retrouvera transformée en bacchante ! Cette jeune nymphe des forêts adorait gambader pieds nus dans une prairie, entre autres pour se débarrasser de l'entreprenant Aristée. Un méchant serpent passait par là. Dans l'opéra bouffe, elle se jette au cou d'Aristée le berger, qui n'est autre que Pluton déguisé, patron des Enfers, qui a donc l'excellente occasion de l'emmener dans son antre. On y croise là Styx, fleuve des Enfers, qui se dote du prénom " John " à seul usage offenbachien, parce que domestyx de Pluton, et Cerbère, l'horrible chien à trois têtes qui surveille les Enfers. Il ne chante pas, il aboie !

Quant à Orphée, il est le doux rejeton de la muse Calliope et du fleuve Oegre, un poète musicien qui charmait par son chant les fauves, les rochers, les tempêtes... Voilà un talent dont il eut bien besoin pour récupérer sa tendre épouse Eurydice, précipitée aux Enfers par la vilaine morsure d'un serpent. Il obtint des dieux infernaux de la ramener sur terre à condition de ne point la regarder avant la fin du voyage... Trop curieux, le bel Orphée ne résiste pas à la tentation; il est condamné à se lamenter dans les montagnes de Thrace puis massacré par les femmes, furieuses d'être dédaignées pour de jeunes garçons. Il retrouvera sa moitié sous terre. En pays d'Offenbach, Orphée dirige un orphéon de Thèbes, porte les cornes du cocu et n'a guère envie d'aller repêcher son épouse !

Un travail de fourmi, une vie de cigale

Le front dégarni, les rouflaquettes soignées, une silhouette pointue mi-coq, mi-sauterelle enveloppée de pelisses : le " bouffon impérial " est croqué en milliers d'exemplaires positifs et négatifs dans la presse satirique de son temps ! Et s'il fallait un seul exemple d'une popularité à nulle autre égale, il suffit de rappeler que c'est ce compositeur emblème de la France que les Etats-Unis ont invité aux fêtes du centenaire de leur indépendance, en 1876 : une tournée de trois mois à New York et à Philadelphie, où Offenbach dirige ses oeuvres, à prix d'or !

Ce travailleur acharné (113 ouvrages répertoriés entre 1847 et 1881), adulé du public, prend aussi toutes les apparences d'une cigale impénitente qui survécut de ruine en huissiers ! Or, l'homme était un négociateur roublard dans la vente de ses oeuvres - sa correspondance en témoigne abondamment -, mais ce qu'il amassait en deniers comme compositeur d'opérettes, il le perdait comme administrateur de théâtre, dans le luxe de ses productions et dans l'inconscience généreuse de ses amitiés festives : Offenbach vidait ses escarcelles dans de fastueuses soirées et autres bals costumés, à Paris et dans sa villa d'Etretat, où se croisaient Nadar, Bizet, Gustave Doré, Léo Delibes, les deux Dumas...

Créateur de la Société d'assurances mutuelles contre l'ennui, il détestait la solitude. Il plaquait de la main gauche quelques accords sur le clavier tandis que la droite courait toujours sur le papier. Ses enfants allaient et venaient, riant, jouant, chantant. Des amis, des collaborateurs arrivaient. Avec une entière liberté d'esprit, il causait, bavardait, plaisantait... et la main droite courait toujours (souvenirs de son librettiste Ludovic Halévy).

Bien que naturalisé français en 1860 et converti au catholicisme depuis son mariage, l'ex-Jacob, fils d'Isaac, le Prussien 1 (1), musicien lui aussi de synagogue en taverne, se vit épinglé dans la France d'après Sedan... mais son succès perd à peine quelque euphorie... Herr Offenbach souffre déjà d'effroyables rhumatismes. Sa plume se partage alors entre la composition alimentaire et son grand oeuvre " sérieux ", longtemps caressé et sans cesse perfectible; un ultime regard d'une amère ironie sur le chemin artistique d'une vie. Le ressort de la poupée articulée se détraque maintenant à la moindre fatigue, écrit-il à l'une de ses quatre filles... Offenbach perd cette course contre la montre. Il ne verra pas la première de ses " Contes d'Hoffmann ", en 1881. Suprême paradoxe, la bénédiction funéraire se donne au son d'une des mélodies de ses " Contes ".

Du violoncelle aux bouffes parisiens

Qui dit Offenbach sifflote un refrain d'opérette... Or, les débuts réels du compositeur n'ont pas immédiatement visé la cible lyrique. Violoncelliste coqueluche de Paris dès les années trente, âge d'or de la virtuosité romantique, c'est à son instrument que l'adolescent offre une soixantaine de pièces, dont deux concertos, tandis qu'il se lance dans une autre matière à la mode : la musique de danse, qui emportera d'ailleurs la plupart de ses opérettes et opéras bouffes dans un tourbillon incessant. Il aborde enfin la mélodie chantée en 1838 et ses premiers couplets scéniques un an plus tard.

Pour celui que Rossini baptise le " Mozart des Champs-Elysées ", tout va alors s'enchaîner très vite... Les différentes " maisons " théâtrales d'Offenbach seront désormais les incontournables de la vie parisienne. Et il n'est pas rare qu'au même moment quatre ou cinq lieux différents affichent une oeuvre de lui : les Bouffes parisiens (minuscule baraque sur les Champs-Elysées, à l'emplacement de l'actuel théâtre Marigny, puis une salle à peine plus grande, (passage Choiseul), les Variétés, la Gaîté...

Dans sa petite baraque des Bouffes, entre 1855 et 1858, le " producteur " Offenbach prête ses planches à ses jeunes collègues, les Delibes, Lecocq (qui suivra partiellement sa voie dans l'opérette), Bizet... dont il saluera, avant tous, " Carmen ", il monte aussi Mozart (" Le Directeur de théâtre ") et obtient de Rossini, enchanté, l'autorisation d'adapter son " Signor Bruschino ". Enfin, pour encourager la création et trouver de nouvelles munitions pour son théâtre, il lance en 1856 un concours de composition. Bizet et Lecocq en sont les vainqueurs " ex aequo ".

Un infernal galop à la charge de l'empire

Dès ses premières pages, la plume d'Offenbach s'est trempée instinctivement dans l'encrier du rire. Témoin, en 1855, cette " Oyayaye ou la Reine des îles ", anthropophagie musicale sur un livret de Jules Moineaux, qui conte les mésaventures d'un contrebassiste nommé Râcle-à-Mort qu'un naufrage fait tomber sous les dents des mangeurs d'hommes d'Océanie. Il s'enfuit sur sa contrebasse-radeau avec, pour voile, un mouchoir ! Plus loufoque que ça...

En 1858, " Orphée aux Enfers " donne le véritable diapason du succès, de l'ivresse que déchaîne la dérision grotesque : 228 représentations d'affilée ! Qu'est-ce qu'on m'écrit, que tu ne veux pas finir " Orphée " ?, tance l'épistolaire compositeur à son librettiste Halévy. Si tu dois et veux devenir un homme sérieux et ne plus faire de pièces, il faut au moins clore ta carrière par un chef-d'oeuvre, et " Orphée " sera un chef-d'oeuvre et aura deux cents représentations. La musique vient merveilleusement, donc je ne te lâche pas... Je te serre la main et te demande des vers. Pas d'excuses, je ne les accepte pas (8 juillet 1858).

Avec ses deux librettistes favoris, Henri Meilhac et Ludovic Halévy (neveu de Jacques Fromental, père de " la Juive "), Offenbach, le petit Juif allemand déraciné, ôte tous les masques du régime sous le couvert de la fête insolente et de la puissance du rire propre à passer entre les mailles de la censure. L'amuseur féroce est alors l'idole d'une société aussi prompte à jouir des avantages de la corruption de l'Empire qu'à l'entendre moquer ! Plus les nuages s'amoncellent sur Napoléon III, plus les sous-entendus frondeurs s'aiguisent au travers de " La Belle Hélène " (1864), de la " Grande-Duchesse de Gérolstein " (1868), de " La Périchole ", des "Brigands" (1869), où l'on ricane des scandales financiers du moment ! Mais, parallèlement, l'oeuvre d'Offenbach s'infléchit vers une synthèse plus profonde, plus ambiguë des tonalités de l'opéra bouffe : les frissons d'inquiétude, de mélancolie et de tendresse aussi traversent la bouffonnerie comme chez nul autre créateur de ce genre, tandis que la frénésie du rythme n'a jamais autant donné l'impression d'une fuite éperdue.

M. Fr.


Opérette, opéra bouffe, opéra-comique?

Opérette: littéralement petit opéra et, dans ce sens, il est utilisé dès le XVIIe siècle. Chez Hervé ("Mam'zelle Nitouche") et chez Offenbach, ce mot désigne un spectacle lyrique, court, léger, avec peu de personnages et sans ballets, mais pratiquant l'alternance des dialogues parlés et des couplets chantés, dans le cadre d'un sujet populaire et relativement sentimental. La plupart des oeuvres en un acte d'Offenbach portent ce sous-titre.

Opéra bouffe: Offenbach le premier désigne par ce nom des oeuvres importantes de plusieurs actes avec de nombreux personnages et traitant de sujets bouffons et parodiques. N'est pas l'exact équivalent français de l'opera-buffa italien, très courtisé au XVIIIe et au début du XIXe siècle jusqu'au "Don Pasquale", de Donizetti.

Opéra-comique: de sujet pas nécessairement comique, cette forme française est un intermédiaire entre l'opéra et la comédie, avec dialogues parlés, et qui, au temps d'Offenbach, perd sa simplicité pour devenir de plus en plus sérieuse. L'opposition jadis si nette entre opéra aristocratique et opéra comique bourgeois avait tendance à disparaître. Le premier s'embourgeoisait, le second prenait de la noblesse. Voilà bien l'image d'une nouvelle société dominée par une bourgeoisie enrichie (David Rissin).

Une élémentaire honnêteté nous impose d'avouer que les frontières entre ces trois genres ont une singulière tendance à fluctuer...