ConcertoNet.com
28. Avril 1999

"Qu'elle est comique ! Qu'elle est belle..."

Par Vincent Agrech

Retour du tandem Pelly - Minkowski à la parodie mythologique, après cet Orphée aux Enfers déjanté présenté à Lyon, Grenoble et Genève. Rameau bien sûr exige une profondeur, des zones d'ombre que le jeune Offenbach ignore encore. Nous les avons. La première qualité de ce spectacle est de refuser l'intellectualisme pédant comme la préciosité esthétique pour assumer un rire franc dont naîtra spontanément l'émotion, au besoin le malaise. Veut-on un seul exemple ? Prenez la chaconne de l'acte nuptial, dont la sublime inspiration s'harmonise étonnamment avec le ballet burlesque, à l'imagerie sexuelle appuyée. La chorégraphie de Laura Scozzi, épinglant avec une virtuosité redoutable certaine vacuité de la danse contemporaine comme des clichés classiques, contribue puissamment à la réussite d'une production qui restitue à l'oeuvre ses jeux de décalages entre le discours noble et la culture populaire. Puisque le théâtre de foire n'est plus dans nos rues, c'est dans l'univers du cartoon, voire de Chantal Goya que Pelly et sa décoratrice vont chercher l'indispensable farce, déclinée de la naïveté attendrissante (cette grenouille qui sautille dans la fosse d'orchestre) à la plus extrême élégance (le pas de deux du street-dancer tenu en laisse et de sa hautaine maîtresse). Exigeant beaucoup des choristes et des chanteurs, Pelly en obtient dans la tenue de scène (les mains en particulier, avec ces gants de batracien hilarants) et dans les mimiques une réceptivité rare, et construit avec eux une progression implacable du rire au déchirement, à laquelle le spectateur s'identifie profondément. Nous nous trouvons tous, tour à tour, dans la situation de Platée et de ses bourreaux, victimes de la concupiscence, de l'humiliation, de la détresse.

Marc Minkowski, qui mûrit l'oeuvre depuis plus de dix ans, est évidemment pour beaucoup dans l'approfondissement de sa dimension dramatique. Ses Musiciens du Louvre prônent le même engagement virtuose, les mêmes articulations incisives, mais le tempo respire avec davantage d'ampleur, les plans sonores se superposent avec une netteté qui est à la fois source de plaisir en soi et illustration théâtrale (plus que les bruits de la nature, son atmosphère : quels pupitres d'harmonie, quels frémissements du continuo, quels tourbillons des cordes !). Là encore, l'émotion naît aussi bien de la perfection formelle - les danses, vigoureuses et aériennes - que de la violence des accents, proprement terrifiants dans la scène finale. Minkowski s'est entouré des chanteurs qu'il affectionne, s'offrant même le luxe d'un Naouri qui peut se permettre aujourd'hui des emplois plus gratifiants que celui de Cithéron. Yann Beuron prouve encore une fois ses immenses qualités (cette plénitude du timbre et du soutien dans la déclamation de l'annonce faite à Platée !), on aime le couple infernal Gubisch - Le Texier et le numéro de Franck Leguérinel. Annick Massis, qui peine toujours à se libérer complètement, est une Folie ravissante et mutine, au timbre admirablement fin et coloré, à la diction savoureuse, au phrasé délié sinon toujours très précis rythmiquement, jouant avec esprit des cocottes et des grands éclats dans l'air de Daphné - mais il faudra voir, aussi, la flamme d'une Mireille Delunsch. Et puis il y a Fouchécourt, hallucinante Platée, d'une féminité plus touchante que grotesque dans les scènes de coquetterie, d'une drôlerie à la fois rayonnante et fragile. La voix n'a pas tout à fait l'ampleur que demande la scène finale, mais la lumière ambiguë du timbre (extraordinaire intégration du registre de tête), la subtilité de la dynamique, la précision des ornements et la musicalité inscrite dans les mots eux-mêmes en font l'un des plus formidables interprètes du rôle-titre jamais entendus. On en reprendrait bien une cuisse...

Vendredi, 7 Mai

La Folie prend le pouvoir
(2ème distribution)

Changements de tête pour le Platée de Pelly et Minkowski chaleureusement accueilli par le public du Palais Garnier. En total contraste avec Jean-Paul Fouchécourt, Tracey Wellborn prête au rôle titre une stature physique et vocale héroïque - avouons que son apparition évoque un petit peu Priscilla folle du marécage. Sans l'ambiguïté du timbre, la facilité dans la voix mixte (d'où un aigu fixe et souvent bas), la finesse d'ornementation et la parfaite diction de son collègue, il peine dans la coquetterie comme dans la tendresse, mais livre un dernier acte bouleversant par l'intensité dramatique, la vigueur des accents portés par un souffle inépuisable. Delunsch est au delà de ce qu'on espérait ; évidemment moins fière de suraigu (d'ailleurs absent de la partition) et moins déliée de phrasé que Massis, mais ample d'émission et de dynamique, riche en couleurs jusque dans l'extrême grave, rythmiquement sûre, formidablement concernée scéniquement et musicalement. Il faut la voir toiser l'orchestre, regard perdu et sourire malsain au lèvres, avant d'attaquer les couplets de Daphné d'une voix arrogante (et avec une diction aussi claire que savoureuse, contrairement à ses prestations antérieures), la main fourrageant haineusement dans les partitions de sa robe, la vocalise hululant à plaisir, pour comprendre que les meilleures incarnations comiques se nourrissent souvent de la fibre de tragédienne.

Adéquation parfaite avec l'esprit d'un spectacle qui bondira dans les mois à venir de Caen (19 et 20 mai) à Genève, faisant au passage quelques écarts sur Grenoble et Salzbourg (en version concert, fin mai), Anvers, Montpellier et Bordeaux.

Paris, Palais Garnier
4/28/1999 - et 29, 30 avril, 2, 3, 4, 6, 7, 9, 10 mai 1999
Jean-Philippe Rameau : Platée
Jean-Paul Fouchécourt / Tracey Welborn (les 29, 2, 4, 7, 10) (Platée), Annick Massis / Mireille Delunsch (les 29, 2, 4, 7, 10) (Folie - Thalie), Nora Gubisch (Junon), Cassandre Berthon (Amour - Clarine), Laurent Naouri (Cithéron - Satyre), Yann Beuron (Mercure), Vincent Le Texier (Jupiter), Franck Leguérinel (Momus), Paul Agnew (Thespis).
Laurent Pelly (mise en scène, costumes), Chantal Thomas (décors), Joël Adam (lumières), Laura Scozzi (chorégraphie)
Orchestres et Choeurs Les Musiciens du Louvre - Grenoble, Marc Minkowski (direction)

 

AltaMusica.com
5.9.1999

"Platée" at the Paris Opéra

Laurent Pelly's production of Rameau's Platee is about as different from Mark Morris' as a reasonable production of the same work could be. A reasonable production of Platee of course is by definition totally crazy, and Laurent's is if anything even more exuberantly inventive than Morris', though perhaps less coherent over all. But again, you don't expect Rameau to be coherent. Platee is a brilliant sequence of parodic scenes and effects that take you on a roller coaster of enjoyable surprises. The only constant is that everything is wet, and the music includes frog and bird noises at every opportunity.

The curtain rises, a few moments after the last member of the audience is shoe-horned into the Garnier stalls, on the Garnier stalls, almost, with red plush seats, gold mouldings and an audience being shovelled in and shunted around. Thespis, initially asleep in the front row, eventually drinks a lot more and sees a frog. When the main story begins, the frog remains, as do the seats, which become covered in slime and gradually get broken up. The initial coup reminds us that this satire is about people (us) as well as the gods -- we are looking at ourselves as Rameau distorts us more and more, into swamp beasties, Maenads and satyrs.

Within the mirrored-theatre framework, anything goes. The swamp dwellers are green Rocky Horror-ish; the dancing satyrs and Maenads are very uncute Apaches, also all green; and the rest of the green act 3 chorus are an odd bunch in day dress, some in drag, reflecting the audience again. Clarine is punkish, Jupiter and Juno are disco purple and silver, and Mercure is all silver. Momus and Citheron wear suits, though Momus dons various wigs and a tutu. Amour wears underwear (as appropriate).

The triumphant costume, though, was a supporting but integral part of the triumphant performance, Annick Massis as Folie. She wore an architectural-looking mid-eighteenth-century dress made of loose sheet music, and sang Folie's batty Italian arias both beautifully and comically from a spotlight downstage centre. She was deranged, sometimes almost Parkinsonian, but also intensely mannered and theatrical. The combination of outstanding bravura singing and extreme behaviour was disturbing, suggesting the close relationship between music and madness, or (in this context) Apollo and Bacchus.

Jean-Paul Fouchecourt delivered a tour-de-force (again) as Platee, a detailed comic characterization of a vain, batty old nymph that managed to be just about sympathetic, but also sad. He, like Massis, managed to make the music both breathtakingly beautiful at times, but also absurd. Platee's first aria, a cod-pastoral praise of the swampy landscape as a place for love, was far more moving than anything serious in the genre could be. His voice has its croaky moments, but you can't really complain about that.

I have to say, though, that Fouchecourt's acting performance in Morris' production, was even better, in spite of that incredible costume that hid all of his face except his jaw. This Platee was more complex and fermented, and less vulnerable -- when she was punched into the swamp at the end, it was a small comic gesture, not an act of cruelty as it might have been.

The rest of the cast, and the chorus, provided excellent support. Yann Beuron was obnoxious as Hermes, and sang beautifully though he didn't always come over the orchestra. Nora Gubisch started out a bit curdled (I remember her as a rich contralto), but was good and scary with her shotgun.

The orchestra under Marc Minkowski was outstanding, getting every drop of humour and pleasure out of the very odd juxtapositions of rhythm and texture.

 

ResMusica.com
13/02/2002

Platée, réjouissante allégorie de l'opéra

Rédacteur : Bruno Serrou

Il est des soirées dont on se souvient parce que tout s'est déroulé à la perfection, au point que l'on en oublie le quotidien, notamment ses préjugés, tant le spectacle est réussi, tout semblant couler de source.

Telle a été la première de la reprise de Platée de Jean-Philippe Rameau au Palais Garnier dans la production donnée pour la première fois en avril 1999. Cet ouvrage, créé à La Grande Ecurie de Versailles le 31 mars 1745 à l'occasion du mariage du Dauphin et de l'Infante d'Espagne, a fait ce jour-là l'effet d'une petite révolution. Car, outre le fait que l'on y raillait une vieille nymphe campée par un homme devant une jeune mariée que la nature avait peu favorisée, on y voyait pour la première fois un ouvrage jouant délibérément la carte du burlesque, alors même que la tragédie lyrique était encore le modèle obligé du théâtre musical. Car Platée est en fait un immense pastiche du théâtre lyrique français, l'opéra se moquant ici de lui-même, l'apogée étant atteint dans un réjouissant air de La Folie, qui aligne tous les poncifs du genre. L'amour et ses différents états y est également raillés, puisqu'il s'agit du sujet favori de l'opéra. Signant une musique particulièrement figurative, Rameau n'aura jamais été aussi en verve d'inventivité que dans cet ouvrage, qui porte en germes le romantisme, l'expressionnisme ou autre impressionnisme.

Mis en scène par Laurent Pelly, Platée a tout d'une fable de La Fontaine, mêlant naturalisme et humanisme, avec cette histoire grenouille éprise de Jupiter que la jalouse Junon poursuit de sa vindicte, et dont le Parnasse et la terre en leur entier se moquent. La scénographie enchaîne les gags et ménage constamment la surprise, les costumes sont splendides. Seule réserve, un décor lourd et malcommode qui renvoie au public la salle du Palais Garnier dans laquelle il est assis, mais finit par imploser et disparaître dans le finale. La chorégraphie est foisonnante, pleine d'humour, jamais ennuyeuse ni redondante, la direction de Marc Minkowski enlevée, imagée, ludique, ménage de belles plages de poésie et de nostalgie, l'Orchestre Les Musiciens du Louvre-Grenoble fait un sans faute, truculent et plein d'allant.

Quant à la distribution, elle s'avère un modèle de chant, de tenue, d'expression, d'articulation. Paul Agnew, timbre de grâce, voix légère, rayonnante, malléable à souhait, inépuisable, est une éblouissante Platée, Mireille Delunsch propose un véritable moment d'anthologie dans le rôle de La Folie, rivalisant de malice avec Marc Minkowski qui lui laisse un temps la direction musicale avant qu'elle n'effeuille sa robe faite de pages de partition tout en enchaînant les vocalises avec un bonheur sans faille. Yann Beuron (Thepsis, Mercure), Vincent Le Texier (Jupiter), Laurent Naouri (Cithéron, un satyre) et Franck Leguérinel (Monus) sont tout aussi remarquables.