Libération
jeudi 27 mars 2003

William Christie, 59 ans. Pionnier du renouveau baroque, le chef américain monte un opéra de Rameau au palais Garnier.
Bien baroqué

Par Eric DAHAN

Le yellow cab file sur Brooklyn Bridge en direction de la fameuse Academy of Music. William Christie répète dans ce théâtre où il présente régulièrement ses productions. En arrivant sur le plateau, il embrasse trois musiciens sur la bouche. On se prépare mentalement à ne montrer aucun signe d'émotion, mais il se contente d'une simple poignée de mains. Il n'est pas de ces chefs sûrs d'eux, considérant la critique comme un mal accessoire. Mais il sait surmonter la déception d'un jugement défavorable dans un journal, même si cela le blesse.

Dans la journée, il est comme tous les artistes, irritable ou joyeux. Pendant le concert, il imprime un enthousiasme de danseur à ses musiciens. Et après seulement, l'homme, de nature pudique, peut se laisser aller à une grivoiserie à l'oreille, pendant un de ces dîners chics que des mondains lettrés donnent en son honneur. Mais en situation d'interview, il dit trouver "le déballage intime très ennuyeux pour les autres, que l'on soit célèbre ou non". De fait, il préfère se voir comme "quelqu'un d'utile. Je parle souvent avec des mélomanes ou des musiciens de cette sensation de faire un métier qui soigne et qui aide". C'est un homme qui se couche et se lève tôt, parce que "nous sommes comme des sportifs", rappelait-il encore, la semaine dernière, en pleine répétition des Boréades de Rameau au palais Garnier, dont la première a lieu demain.

Une nouvelle production d'un opéra emblématique qui a fait l'objet d'une guerre discrète entre Christie et Marc Minkowski, son rival dans ce répertoire et cadet de vingt ans. Le chef refuse d'entrer dans les détails, préfère dire que lui appartient à "une génération extrêmement courtoise" et considère très français ces "jeux de pouvoir relayés, voire manipulés par les journalistes". A une époque pourtant, il était également entré en guerre. Contre rien moins que Boulez, accusé de rafler tous les fonds publics pour ses institutions ­ l'Ircam et l'Ensemble InterContemporain ­ tandis que lui galérait avec ses Arts florissants.

C'était au début des années 80. Initiée trente ans plus tôt, la révolution musicologique baroque touchait enfin le grand public. Et William Christie, l'expatrié de Buffalo (Etat de New York) devenait une star, tandis que le cinéma ­ de Barry Lyndon à Tous les matins du monde en passant par Farinelli ­ donnait à des millions de Français le goût de la viole de gambe et des contre-ténors. Toutes ces années passées à consulter des manuscrits à la Bibliothèque nationale avaient fini par porter leurs fruits : Christie était célébré comme celui qui avait permis aux Français de retrouver leur patrimoine musical.

Poussant le cliché jusqu'au contre-sens, une certaine bourgeoisie réactionnaire croira alors voir dans ce spécialiste de Lully et Rameau le prophète d'une nouvelle Restauration, du retour des chaises à porteurs et de l'éclairage à la bougie. "Des idées méprisables" auxquelles Christie, ami d'Alain Geismar dès le début des années 70, répondra : "C'est vraiment avoir peu d'estime pour la musique que de la considérer comme le papier peint d'une époque. Cette musique me touche, me parle de beauté et d'intelligence, comme aucune autre, tout simplement."

Certes, Bill, comme l'appelle le milieu, n'est pas le premier Américain à délirer sur la France, "son élégance visuelle et d'esprit qui la distingue de ses voisins". Mais contrairement à certains de ses parents ou amis un temps expatriés, lui a choisi de rester. A Paris où il vit, à Caen où est implanté son ensemble, et en Vendée où il aime jardiner. En ce moment, Christie, formé à Harvard et qui marcha sur Washington pour protester contre la guerre du Vietnam, se sent furieusement anti-américain. Agacé par "ceux qui font sentir leur puissance, cherchent à tout contrôler", au point de sombrer dans l'angélisme d'une France "indépendante et ayant une idée supérieure de la morale. Je voudrais croire que cette supériorité morale existe, et que nos tutelles vont miser sur la culture, une arme importante, une valeur du long terme".

Il y a plusieurs façons de prendre William Christie : le protestantisme, l'orientation sexuelle ("qu'on me rappelait régulièrement en cours de gym"), le milieu social. Toutes conduisent au répertoire baroque, spirituel ou hédoniste, mais toujours empreint de théâtralité, qu'il a choisi de pratiquer. Oublions le père ingénieur pour nous concentrer sur la mère chanteuse et directrice de choeurs d'église. C'est elle qui l'a formé au piano. Quant à l'arrière-grand-mère, elle lui a légué une bibliothèque de romans français. En y ajoutant la rencontre avec le claveciniste Ralph Kirkpatrick, qui deviendra son professeur, on a la recette du Christie d'aujourd'hui. Un pédagogue, qui, après avoir enseigné la musicologie, fuira la mobilisation militaire, sillonnera l'Europe avec ses premiers ensembles, avant de fonder en 1979 les Arts florissants, nom emprunté à un opéra de Charpentier.

L'objectif de cet ensemble : "Défendre un patrimoine oublié de petits maîtres du XVIIe siècle français et italien, se constituer un répertoire d'inédits, retrouver les règles d'interprétation instrumentale et de l'art vocal de cette époque". Prononciation, diction : l'archéologue-praticien fait la révolution, grâce au vivier unique de jeunes talents puisés dans sa classe au Conservatoire de Paris. Dix ans plus tard, un spectacle-phare, Atys de Lully, consacre cette rigueur enchantée devenue la signature des "Arts flo".

Parce que la musique baroque a été le plus souvent composée pour des voix jeunes, Christie doit renouveler régulièrement son sérail. Le pédagogue et l'horticulteur ­ "un art de la durée comme la musique" ­ se retrouvent alors dans "le plaisir d'assister au début de quelque chose, de soigner son développement jusqu'à l'éclosion". De la foi protestante, il reste des moments d'exaltation liés à la musique, la fréquentation par périodes d'une église, mais surtout un "besoin de rigueur morale et intellectuelle", qui lui fait choisir pour héros des non-musiciens : Albert Schweitzer et Nelson Mandela. Mais aussi des gens moins célèbres, voire anonymes, comme Rosemonde Bernier, fondatrice de la revue l'OEil, "une cosmopolite New-Yorkaise brillante, avec ce mélange d'autorité, de vulnérabilité et d'élégance". Ou cet homme d'affaires anglais dont il parle avec émotion, comme de son idéal masculin, "un garçon terrien, profondément lié à une vie rurale, mélange de simplicité et d'extrême sophistication. Grand, élégant, droit. Une qualité masculine que j'apprécie énormément. Il avait un art de la conversation extraordinaire, savait s'intéresser aux autres, y mettait presque un sens du devoir".

William Christie en 6 dates
1944: Naissance à Buffalo (Etat de New York).
1971: Installation en Europe.
1979: Fondation des Arts florissants.
1987: "Atys" de Lully à l'Opéra-Comique.
2002: Création de son académie le Jardin des voix, à Caen.
28 mars 2003: Première des "Boréades" au palais Garnier.

 

Robert CarsenRobert Carsen on Les Boreades

"Every new collaboration with Bill [William Christie] and Les Arts Florissants is special. There is the excitement and commitment that is uniquely their own. There is the concentration and freedom that they bring to music and drama. There is the renewed anticipation of exploring a work from a repertoire which has a lightness and transparency which is not to be found in operas of later periods.

Although I worried whether I understood sufficiently the unique form of French opera-ballet, Bill has often encouraged me to work on one. It was thrilling, therefore, to discover how unique - sensational almost Les Boreades is. But there are many questions which arose in preparing such a work: how to integrate the drama and the dance, the singers and the dancers? How to develop a story which is continually interrupted by dance? What is the function of the choreography - to be narrative, abstract, or both?

The story of Les Boreades is quite simple: Queen Alphise is obliged by historical precedence to marry a Boreade prince. Her courtiers present her with two eligible choices: Calisis and Borilée. Alphise however is in love with the unknown Abaris. She repeatedly rejects the Boreades princes and eventually abdicates her throne for him. This produces a furious response: Boreus (the Boreades' God), unleashes a terrible storm, causes Alphise to be abducted and threatens to torture her if she refuses to marry as decreed. Apollo intervenes, revealing that the unknown Abaris is in fact his son with a Boreade nymph: Alphise may marry him, remain Queen and still fulfil her destiny.

Rameau's choice to compose an opera which extols personal liberty at the expense of the status quo, also liberated himself as a composer. Hippolyte et Aricie astonished its interpreters and audience some thirty years earlier, but thereafter Rameau felt obliged to restrict his sense of innovation. Les Boreades, was the last opera that Rameau was to write, written when he was in his seventies. Yet its musical and rhythmic inventiveness is so ahead of its time that its modernity continues to astonish today. And this modernity is not just musical but also dramatic: the notion of personal liberty was daring enough for the 1760's, but to focus so particularly on female liberty was to seize the Zeitgeist and anticipate by decades the fully fledged emergence of the Romantic heroine.

Michael Levine, the designer, and I felt that it was important that our production acknowledge this compositional and conceptual modernity. We hope to create a space which will give free reign to both the emotional content and the interaction of dance and drama. We also are interested in using the seasons (and man's relationship to them) to help develop our emotional landscape.

It was clear that the opposition of the ordered, sophisticated, courtly world of the Boreades to the relaxed, natural, free-loving spirit of the Apollonians would require a choreographer with the talent to work in two opposing styles. Choreography on point seemed to be an appropriate dance language for the Boreades themselves, and seeing some of Edouard Lock's more recent work I felt that his startling choreographic language could contribute further to the piece's modernity. I am delighted that not only he but his company La, la, la Human Steps have joined us to help answer some of the above questions!

There are those who feel that Les Boreades is lacking in dramatic logic. I must confess to feeling just the opposite: not only is the story told with concision and dramatic focus, but the textual and musical characterisations of the central roles are beautifully developed. The score delights in counterpointing the struggle between reason and madness, the civilised and the natural, the head and the heart. In opera's constant alchemy of words and music, the word's ability to rationalise precisely is continually juxtaposed to music's boundless exploration of the irrationality of emotion. In composing this opera, Rameau explores the rational and irrational in both man and nature to thrilling effect."