REVUE MUSICALE DE SUISSE ROMANDE

No. 57/1 mars 2004

de l'Opéra de Lyon au Grand Théâtre de Genève
LES NEGRES DE MICHAEL LEVINAS
En 1999, Alain Durel, directeur de l'Opéra de Lyon et Jean-Marie Blanchard, patron du Grand Théâtre de Genève, commandaient à Michael Lévinas un opéra d'après "Les Nègres" de Jean Genet. Une création qui a eu lieu entre Rhône et Saône en janvier dernier, et qui sera reprise dans la Cité de Calvin en avril et mai de cette année.
Le théâtre de Jean Genet interpelle les compositeurs contemporains et le parallèle est inévitable avec le Balcon de Peter Eötvös, créé au festival d'Aix-en-Provence en 2002. Un dénominateur commun relie par ailleurs ces deux productions: le choix du metteur en scène, Stanislas Nordey. Mais le plus étonnant réside dans l'écriture même de ces deux ouvrages, patchwork souvent habile, parfois facile, de styles variés. Michael Lévinas joue ainsi, avec un sens certain du théâtre, sur les contrastes entre les scènes, prolongeant les nombreuses mises en abyme de la pièce.
Après une ouverture aussi polyphonique que répétitive, qui nous rappelle par son instrumentation l'emploi de l'orchestre dans le dernier opéra de Phil Glass Akhenaton, le spectateur assiste à une succession de motifs dont l'intérêt réside principalement dans l'emploi extrême des voix. Le personnage de Diouf passe ainsi du grave de la basse à l'aigu du haute-contre. Ces jeux de registres caoutchouc, accompagnés d'intervalles récurrents, accentuent l'ambiguïté des sensations qui se dégage de ce pamphlet anticolonialiste. On regrette néanmoins que les chanteurs, si souples techniquement, possèdent une diction affligeante. La langue même de Genet perd dès lors une grande partie de sa puissance. Au grivois de la prosodie genétienne, Lévinas ne répond d'ailleurs que par la parodie, en imitant la touche de l'opérette -- et d'autres formes surannées. Ce manque d'ambition se retrouve dans la répétition des thèmes qui, s'ils assurent une certaine unité, révèlent une évidente pauvreté conceptuelle. C'est l'emploi de l'électronique, déformant les voix, brouillant les pistes, qui traduit le mieux l'atmosphère même de la pièce. Car l'orchestration n'a que peu d'attraits, avec ses percussions relevant du mythe du tambour africain, et ses cuivres scandant régulièrement les récitatifs.
La réussite de l'opéra repose essentiellement sur sa mise en scène. S'appuyant sur une opposition noir-blanc à l'esthétique aboutie et en parfaite adéquation avec l'écrin lyonnais conçu par Jean Nouvel, Stanislas Nordey nous livre un reflet efficace de notre époque, qui se construit sur l'inégalité Nord-Sud. En contraste avec un décor froid, la gestique outrancière, les mimiques expressionnistes des noirs ne font que reproduire les préjugés racistes que nombre de spectateurs, à la création de la pièce en 1959 -- et sans doute encore aujourd'hui -- partagent. De l'imitation des rites au déhanchement jazzy, les chanteurs se révèlent scéniquement convaincants, en respectant par ailleurs leurs positionnements géométriques sur le plateau. L'attitude des blancs, du sommet de leurs perchoirs, accentue symboliquement la carte du grotesque. Et les éclairages, minimalistes et sophistiqués, prolongent avec acuité cet état trouble des choses. En regardant les photographies de la mise en scène de Roger Blin à la création, on se rend compte du souci de fidélité de Stanislas Nordey qui, après avoir monté nombre de pièces de Pasolini, possède une affinité évidente avec l'univers genétien. Mais comment ne pas se sentir proche de cette "messe noire" (Jean-Paul Sartre) qui évoque déjà un "continent à la dérive". Car un demi-siècle après l'écriture de cette pièce, on apprend par une étude américaine que l'espérance de vie dans un pays africain pourrait chuter en 2030 à... vingt-sept ans. La vision cauchemardesque des mannequins noirs proposée à la fin de l'opéra ne serait-elle que l' allégorie de l'une des plus grandes tragédies de notre temps?
ANTOINE PECQUEUR
 

360°

Genet par Levinas

Son nom ne vous dit peut-être rien, mais Michaël Levinas compte parmi les compositeurs contemporains français les plus sollicités. Voilà plus d’une dizaine d’année la découverte "hasardeuse" d’une édition originale (1958) du texte de Jean Genet insuffle à Levinas l’inspiration d’un opéra. Hasardeuse car si ses œuvres théâtrales au complet sont désormais inscrites au catalogue de la Pléiade, consécration s’il en faut, elles étaient, du temps de leurs parutions, clandestines et explosives. Résumer Les Nègres serait une gageure, car Genet avait une conception délinquante et transgressive du monde. Par ailleurs le travail de longue haleine (la musique) et méticuleux (le livret) de Levinas est remarquable et a connu son aboutissement lors de la création mondiale de l’opéra en janvier dernier à Lyon. Avec succès. La mise en scène selon Stanislas Nordey et la direction musicale de Bernhard Kontarsky défendront à nouveau les couleurs de cette œuvre à Genève. Cette création lyrique ne s’écoute pas la tête entre les genoux mais avec délice. Et ça fait toute la différence.

E.C.

"Les Nègres", du 17 avril au 4 mai. Grand Théâtre, au BFM, salle Théodore Turrettini, Genève. Location: 022 418 31 30

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