ForumOpéra
Nancy, 03/03/2006

Révélation d’un bonheur bien caché

La pièce de Gide, qui servit de fil conducteur à Zemlinsky-librettiste, n’est pas le dernier avatar du mythe, puisque Georges Radet en 1921 lui consacra encore des pages dans ses Drames et légendes. Mais dans le long itinéraire qui commence avec Hérodote, attardons-nous un instant à l’épisode Jean de La Fontaine, dans un de ses contes : son début résume assez idéalement ce qu’on appellera l’affaire Candaule.

" Force gens ont été l’instrument de leur mal ;
Candaule en est un témoignage
Ce roi fut en sottise un très grand personnage,
Il fit pour Gygès son vassal
Une galanterie imprudente et peu sage.
Vous voyez, lui dit-il, le visage charmant,
Et les traits délicats dont la reine est pourvue.
Je vous jure ma foi que l’accompagnement
Est d’un tout autre prix et passe infiniment ;
Ce n’est rien qui ne l’a vue
Toute nue.
Je vous la veux montrer sans qu’elle en sache rien ;
Car j’en sais un très bon moyen :
Mais à condition, vous m’entendez fort bien,
Sans que j’en dise davantage
Gygès, il vous faut être sage :
Point de ridicule désir […] "

Là, Zemlinsky à la suite de Gide prend une toute autre route que la Fontaine : Gygès ne reste guère sage devant l’ " accompagnement ", Nyssia non plus, qui considère la nuit passée comme la plus belle de sa vie, et le ridicule tuera Candaule, au moins autant que le couteau mis par Nyssia dans la main de Gygès. Ajoutons pour comprendre toute l’intrigue que Gygès est le pauvre pêcheur qui cache le peu de choses qu’il possède : sa cabane, son filet, sa femme et sa pauvreté, et Candaule le roi qui possède tout et le reste, dont sa femme – son plus cher objet –mais ne peut être totalement heureux que s’il montre cette richesse à tout le monde. Un anneau caché dans le ventre du poisson pêché par Gygès, et rendant invisible qui le met à son doigt, sera le moteur du drame. Cache ton bonheur sous peine de le perdre, dit la morale. Mais la parabole est bien plus riche encore, qui parle de l’envie, du partage impossible du bonheur, de l’arbitraire, de la trahison, de la perversion du regard, et de la lâcheté des témoins.

Entamée à Vienne en 1935 et poursuivie jusqu’à son départ en 1938 aux Etats-Unis, la composition du Roi Candaule fut abandonnée par Zemlinsky en pleine orchestration, le compositeur ayant essuyé les refus d’un Met gêné aux entournures par la scène de nu du second acte. C’est Anthony Beaumont qui acheva récemment la partition, créée en 1996 à Hambourg. Un récent disque Andante rendait compte des représentations de Salzbourg en 20O2, dirigées par Kent Nagano, mais dans une mise en scène qui n’avait apparemment pas convaincu.

La partition est somptueuse. Au fil d’un lyrisme rutilant, généreux, fortement expressionniste, on se remémore ici Richard Strauss (l’orgasme sonore du Prélude de l’acte III rejoint celui de l’ouverture du Rosenkavalier), là Berg ou Mahler, mais c’est bien de Zemlinsky qu’il s’agit, de la force d’un langage qui pousse à son paroxysme la déstructuration tonale, et la poésie sonore, tout en structurant solidement l’architecture de chaque acte en une cohérence absolue. Très particulière aussi cette façon d’insérer la voix parlée dans le champ musical même, lui donnant du même coup une force percutante à des moments clés de l’intrigue. Et quand c’est à Bernard Kontarsky que l’on confie la baguette, et que l’orchestre de Nancy investit avec une passion évidente ce nouveau territoire, on obtient une pure splendeur, à laquelle on ne reprochera qu’une broutille, celle d’avoir un peu couvert les voix en début du premier acte, quand tout se passe à l’arrière-scène. La distribution est superlative, avec le heldentenor subtil de Gary Bachlund en Candaule élégant et pathétique (pas toujours suffisamment projeté malheureusement), et le Gygès extraordinaire de présence scénique de Werner Van Mechelen. Nyssia racée de Barbara Haveman, et bataillon de courtisans parfait.

Dans cette production déjà créée à Liège en janvier, il semble bien que Jean-Claude Berutti ait enfin offert un cadre exemplaire au drame : les mondanités de convives richissimes et désoeuvrés, dans un intérieur rouge et noir raffiné, sont cadrées par des panneaux mobiles comme par un diaphragme géant d’objectif photo, rappel de l’appareil qu’utilise en permanence Candaule pour capturer ce qu’il veut se persuader de posséder. Le public devient alors à son tour entomologiste qui assiste aux convulsions : courtisans atrocement absents à toute émotion vraie, lente révolte de Nyssia, ascension de Gygès et déstructuration suicidaire de Candaule. Le regard est ainsi placé au centre du drame, et le spectateur quasi convié dans l’assemblée des convives complices. Et que dire de la précision des gestes, des positionnements, des éclairages, qui rendent lisibles partition et drame du début à la fin…

Disons-le tout net : il s’agit là d’une des créations d’opéra les plus fondamentales de cette décennie, et d’une réussite absolue. Alors si vous lisez ces lignes à temps, sachant que les représentations durent jusqu’au 11 mars, précipitez-vous !

Sophie Roughol


(de gauche à droite) : Randall Jakobsch - Pharnace - James McLean -
Syphax - Jean Teitgen - Philèbe - et Gary Bachlund - le Roi Candaule
© Ville de Nancy


Gary Bachlund - le Roi Candaule et Barbara Haveman - Nyssia
© Ville de Nancy


Gary Bachlund - le Roi Candaule et Werner Van Mechelen - Gygès
© Ville de Nancy

 

ANACLASE.com
13 mars 2006

"der könig kandaules"
opéra d'Alexander Zemlinsky

Inspiré de la pièce éponyme d'André Gide parue en 1901 - elle-même trouvant ses sources chez Hérodote -, l'histoire du Roi Candaule, ce tyran de Sardes, fut choisie par Alexander von Zemlinsky pour son huitième opéra. A partir d'un livret de sa propre main, la mise en musique débuta au printemps 1935, mais resta inachevée - à l'instar d'une Lulu ou d'un Moses und Aaron qui, eux, ont vu la mort de leur créateur -, suite à un exil contraint aux Etats-Unis, ce pays peu enclin à encourager la représentation scénique de la nudité. C'est le musicologue anglais Antony Beaumont qui, il y a une quinzaine d'années, ressort du tiroir une partition dont il décide de complé- ter l'orchestration. Après une première exécution en concert (1992), Der König Kandaules est créé à l'Opéra de Hambourg, le 6 octobre 1996. Grâce à une coproduction avec l'Opéra royal de Wallonie, cinq représentations à Liège puis cinq à Nancy offrent enfin une connaissance plus pertinente de cet ouvrage abordé jusque-là par le disque, d'un créateur longtemps resté dans l'ombre de Mahler et Schönberg.

Pour le metteur en scène Jean-Claude Berutti, le partage - qu'il soit politique ou sexuel - est le sujet même de l'opéra de Zemlinsky. On peut y trouver des déclinaisons : Kandaules, qui souhaite montrer sa jeune épouse à ses invités réunis en banquet, qui entraîne le pêcheur Gyges à l'approcher dans l'intimité, joue avec vie publique et vie privée, voyeurisme et exhibitionnisme. Le palais, avec son velours rouge, ses lumières feu-trées, ses miroirs, ses domestiques, a ce côté impersonnel des grands palaces dépourvus d'intimité - les amis de Kandaules ont d'ailleurs tout d'un chœur antique omniprésent. La chambre à coucher, lieu de trahison d'une femme amoureuse, que des rails entraînent symboliquement dans un espace auparavant collectif, révèle définitivement l'obsession du roi pour la photographie. Ce décor étouffant, étriqué (mis à part la passerelle-terrasse, en surplomb) sert de cadre idéal à un pouvoir qui dérape, dont plus d'un innocent fera les frais. En revanche, difficile d'aborder l'affaire de l'anneau d'invisibilité dans un contexte contemporain - qui apporte finalement peu à cette production.

A part le rôle-titre - tenu par Gary Bachlund, ténor qui appelle plus d'une critique pour son timbre tout d'abord éraillé, des émissions parfois engor-gées ou nasalisées, des attaques miaulées -, la distribution réserve de bonnes surprises. En habitué de la mélodie, Werner Van Mechelen est un Gyges concentré et crédible, à l'articulation soignée, à l'aigu fiable, à l'égalité de timbre tenue sur toute la tessiture. Barbara Haveman, au chant corsé, charnu, nuancé, incarne une reine Nyssia qui ne manque pas de personnalité, d'autant qu'elle est tour à tour cette invitée glaciale qu'on exhibe, une femme-enfant languide en pyjama rouge - allusion discrète à l'homo-érotisme qui soutend l'œuvre -, et une furie vengeresse. Enfin, les huit courtisans sont plutôt bien distribués, clairs et sonores. De par leur présence scénique, on retiendra les basses Randall Jakobsch - Pharnaces - et Jean Teitgen - Philebos -, ainsi que le ténor François Piolino, incarnant un Sebas persifleur et tête à claques qui prend insidi-eusement son envol. En fosse, jusqu'au cri glaçant de Mireille Bailly - Trydo -, Bernhard Kontarsky insuffle une grande vivacité à l' Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, au risque de couvrir régulièrement les chanteurs. Heureusement, la partition l'amène ensuite à plus de moelleux.

Laurent Bergnach

Opéra de Nancy et de Lorraine, 7 mars 2006

 

Concertoclassic.com
Opéra de Nancy le 7 mars 2006

Un roi place Stanislas

En co-production avec l’Opéra Royal de Wallonie, l’Opéra National de Lorraine présente Le Roi Candaule d’Alexandre Zemlinsky, livret du compositeur d’après la pièce éponyme d’André Gide. La mise en scène, assurée par Jean-Claude Berruti, situe l’action dans un superbe salon des années cinquante aux murs rouges, comme les chauffeuses sur lesquelles les courtisans viendront flatter le maître des lieux. Un balcon coupant la scène en deux terminé par un escalier métallique en colimaçon, permettra l’arrivée de la Reine Nyssia. Servi par une direction d’acteur fouillée et bien en situation, le drame se déroule sous nos yeux avec une logique implacable.

L’orchestre dirigé par Bernhardt Kontarsky fait honneur à une orchestration chatoyante, où les vents sonnent avec une justesse remarquable. Soyeuses, les cordes ne sont pas en reste. Un maelström sonore emporte l’auditeur et ne le lâche pas, de la première à la dernière mesure. La distribution est dominée par le Gygès de Werner Van Mechelen. Sa voix superbe se projette jusqu’au moindre recoin de la salle et il donne vie à son personnage avec une justesse confondante et emplit sa transformation finale d’une émotion superbement contrôlée. La soprano Barbara Haveman donne de la Reine Nyssia un portrait juste et raffiné. Sa voix se révèle souple et bien conduite, en revanche, dans la scène du deuxième acte avec son époux, on aurait souhaité un peu plus de douceur.

Gary Bachlud, dans le rôle titre, sait nous émouvoir. Fort d’un médium large et bien posé, il exprime les atermoiements d’un Roi partagé entre le désir de faire partager son bonheur et celui de le cacher aux yeux de tous. Malheureusement au-dessus du fa la voix devient égrillarde et gâche notre plaisir. Dans cette conception où la disparition de Gygès est judicieusement symbolisée par la lumière noire, pourquoi affubler la Reine de cet horrible pyjama rouge ? A l’encontre du livret, il est loin de symboliser le superbe déshabillé qui doit exciter la convoitise de Gygès (scène jugée trop scandaleuse par le public new-yorkais qui fit rejeter la création de l’ouvrage) ! Malgré ce petit détail, une création française réussie qui impose ce Roi Candaule parmi les ouvrages lyriques marquants du XXème siècle.