LE MONDE
19.01.07

Technologie et trucages pour un étonnant Rossini

C'est un public enthousiaste qui a accueilli le dernier accord de l'opéra-bouffe de Rossini, La Pietra del paragone (La Pierre de touche), oeuvre de jeunesse magistrale, créée en 1812, et qui valut à son compositeur d'entrer au répertoire de la Scala de Milan. Après Le Chanteur de Mexico et Candide, de Bernstein, il semble que cette nouvelle production montée au Théâtre du Châtelet par Jean-Luc Choplin soit en passe de réussir le pari lancé, à savoir combiner intelligemment art et divertissement.

Opéra-bouffe oblige, l'intrigue de La Pietra del paragone est simplissime sur le fond, complexe dans la forme. Résumons. Le comte Astrubale, misogyne patenté, est contraint de prendre femme s'il veut conserver son héritage, mais il est courtisé et doit s'assurer de l'amour qu'on lui porte. Travestissements, tromperies, disputes et réconciliations feront, de l'argent, la véritable "pierre de touche" de cette Pietra del paragone.

De premier ordre sur le plan scénique, le plateau vocal est admirable dans la performance, au sens anglo-saxon du terme. Le chant rossinien, en revanche (beauté du legato, souplesse du phrasé, science des couleurs, virtuosité des vocalises), n'est pas toujours à la fête. Si l'on regrette çà et là une intonation parfois défaillante chez certains messieurs, les dames, elles, assurent, en style Dior des années 1950. Actrice jusqu'au bout des cils, qui pourraient bien être à la fin être ceux de Liza Minnelli, la contralto italienne Sonia Prina est superbe en marquise Clarice. C'est d'ailleurs elle qui finira par épouser le comte. L'Ensemble Mattheus, dirigé par Jean-Christophe Spinosi, a été aussi "spinosien" que prévu, précis et nerveux, agité et acerbe, mais laissant peu de place à la nuance. Quant au Choeur du Teatro Regio di Parma, il a été excellent de bout en bout.

Mais la divine surprise est venue de la mise en scène, étonnante, rafraîchissante, excitante et pour tout dire bluffante, du duo Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin. Le metteur en scène italien et le vidéaste français ont concocté une petite merveille de dispositif scénique, dont le concept "repose entièrement sur la création en live de tableaux vidéo". On voit les chanteurs et les maquettes évoluant sur un fond bleu, puis s'incrustant dans des décors miniatures, le tout projeté sur six écrans installés en hauteur. Ce mélange de "technologie moderne" et d'"astuces de trucage" à la Méliès produit une dialectique passionnante de distanciation et de rapprochement. Il crée un rapport à la fois espiègle et poétique à l'oeuvre, mimétique en cela de la musique rossinienne toute en persiflages, pastiches et donneuses d'émotions. Ainsi le comte, allumé par la belle Clarice, chante-t-il sa flamme au milieu d'un brûleur de gazinière avant que de refroidir son ardeur par la porte ouverte d'un réfrigérateur. Corsetti et Sorin démontrent que prendre les choses au pied absolu de la lettre revient à en sublimer l'esprit.

Marie-Aude Roux

 

Liberation
samedi 20 janvier 2007

Opéra. Nouvelle production cosignée par le vidéaste Pierrick Sorin du méconnu "la Pietra del Paragone".
Rossini s'incruste au Châtelet

Par Eric DAHAN

La Pietra del Paragone melodramma giocoso en deux actes de Giachino Rossini, livret de Luigi Romanelli. Ensemble Matheus, dir. Jean-Christophe Spinosi. Ms. et vidéo Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin. Au Théâtre du Châtelet, 75001, ce soir et les 22, 24 et 26 janvier à 19 h 30. Le 28 à 17 heures Rens. : 01 40 28 28 00.

Il y a longtemps qu'on n'avait entendu un public d'opéra rire trois heures de rang à Paris. Ce fut le cas jeudi au Châtelet, où était dévoilée une nouvelle production de La Pietra del Paragone de Rossini, étrennée en décembre à l'Opéra de Parme, coproducteur du spectacle. Commandée en 1812 par la Scala à Rossini, âgé de 20 ans, "la Pierre de touche" narre l'histoire d'un comte célibataire décidant d'éprouver la sincérité de ses courtisans et prétendantes en leur annonçant sa ruine. Le metteur en scène Giorgio Barberio Corsetti et le vidéaste Pierrick Sorin ont transposé cette savoureuse comédie sociale, cousine du Così fan tutte de Mozart, dans l'univers ironique et graphique du cinéma de Tati et de Jerry Lewis, de la BD d'aventure et des séries télé.

Fond bleu. S'il est désormais banal d'utiliser la vidéo à l'opéra, comme contrepoint de l'action, interlude ou lieu de décor, la proposition de Sorin et Corsetti marque une révolution : à droite et à gauche de la scène, des techniciens manipulent des décors miniatures filmés par des minicaméras et projetés sur deux rampes d'écrans suspendus. Les chanteurs et comédiens, évoluant sur fond bleu, sont également filmés et incrustés aux décors, comme pour la Guerre des étoiles, mais en temps réel. De la dialectique qui s'installe entre l'illusion artistique déployée sur l'écran, et le procédé technique exhibé au premier plan, naît un comique supplémentaire qui nourrit l'oeuvre. De ruines envahies de rats géants (de vrais bulots prisonniers d'une maquette), en plongeons dans des piscines virtuelles ; et de parties de tennis désopilantes (la balle est manipulée par une technicienne moulée de bleu) en duel dans un désert de cactus, Sorin et Corsetti prolongent l'esprit délirant de Rossini. Il est tout à l'honneur du chef Jean-Christophe Spinosi de faire découvrir ce bijou méconnu sur instruments d'époque. Les amoureux de Rossini trouveront que sa direction méticuleuse et énergique, au service de l'action et des chanteurs, manque de chaleur et de poésie, et les phrasés de l'orchestre de galbe et de moelleux. La distribution très expressive fait oublier ces réserves.

Verve burlesque. On n'est pas près d'oublier le Macrobio façon Pee Wee Hermann du baryton-basse Joao Martin Royo, timbre clair et style raffiné, se pliant en souplesse aux acrobaties vocales les plus sophistiquées. A ce roi des "sillabati" et du "ballabile" rossinien, répond le roi de la cantilène, José Manuel Zapata, ténor coulant son timbre d'or dans un legato époustouflant. La contralto Sonia Prina, sculptant chaque mot et chaque note, subjugue en Clarice triomphant de ses rivales : la mezzo américaine Jennifer Holloway, impeccable baronne Aspasia, et la soprano italienne Laura Giordano, en Fulvia tout aussi vénale mais au charme plus acidulé. Le Pacuvio de Christian Senn, le Fabrizio de Filippo Polinelli et surtout François Lis dans le rôle du comte Asdrubale rivalisent de chant soigné et verve burlesque. Pour leurs airs, duos et quatuors au cordeau, et pour se réconcilier avec l'opéra, direction le Châtelet.

 

LE FIGARO
22 janvier 2007

Culture Loisirs | Culture
La Pietra del Paragone : Vidéo avec fond sonore

CHRISTIAN MERLIN

Joli succès public pour la nouvelle production du Châtelet, un spectacle vidéo de l'artiste Pierrick Sorin. Sur fond bleu, les personnages sont filmés et projetés en temps réel sur grand écran, où ils évoluent dans des décors miniatures qui permettent toutes les manipulations optiques. Dispositif astucieux, ingénieux même. Et drôle. Car on rit de bon coeur... pendant dix minutes : le temps qu'on ait compris le système et pris conscience que les gags seraient les mêmes pendant trois heures. Pour apporter une dynamique théâtrale à ce qui serait sinon une accumulation d'effets gratuits, on a engagé un metteur en scène : Giorgio Barbiero Corsetti. Il opte pour des décors et des costumes des années 1960, avec un côté rétro devenu l'esthétique du Châtelet, sans la moindre nécessité pour la compréhension de l'intrigue et des personnages. Son rôle : régler les évolutions des acteurs face à la caméra, avec des expressions de visage issues du cinéma comique.

Ah, nous allions oublier... Il y avait aussi, en fond sonore, un opéra de Rossini : La Pietra del Paragone, charmante comédie écrite par un compositeur de vingt ans. Nous n'avons toujours pas compris quel rapport la musique entretenait avec ce qu'on voyait sur scène, mais il était de toute façon bien difficile de l'écouter, tant l'attention était parasitée par les images. On aura tout de même pu se rendre compte que la distribution n'est pas mémorable : Sonia Prina, dont on a toujours aimé le timbre androgyne, n'a ni l'abattage, ni l'étendue vocale d'une héroïne rossinienne ; François Lis est musicien mais a la voix trop claire et pas assez agile pour ce répertoire ; celle de Laura Giordano est bien acidulée. Prestations stylées de Joan Martin-Royo et Christian Senn, la palme revenant à José Manuel Zapata, vrai ténor rossinien par le timbre et la technique. Le plus intéressant reste la direction de Jean-Christophe Spinosi, certes toujours un peu systématique dans ses impulsions, mais proposant une vraie recherche sur l'orchestre de Rossini, qu'il est passionnant d'entendre avec des instruments d'époque qui n'ont pas rétréci au lavage mais osent l'opulence sonore.

 

ConcertoNet.com
22 Janvier 2007

Œuvre de jeunesse!

La Pietra del paragone est rarement montée et pour cause: cet opéra de Rossini est loin d’égaler les sommets musicaux atteints par Le Barbier de Séville, La Cenerentola ou bien encore L’Italienne à Alger. Le compositeur se cherche pendant trois heures et la musique ne "décolle" pas vraiment. La mise en scène n’engage pas non plus à découvrir cette œuvre car elle accentue ce sentiment d’ennui et n’en apporte pas une lecture originale. Reste la direction survoltée et énergique de Jean-Christophe Spinosi qui arrive, avec brio, à mettre un peu de vie dans la partition.

La mise en scène repose sur un système simple: des figurants apportent sur scène des maquettes d’un décor hypothétique que des caméras reproduisent sur six écrans suspendus au fond de la scène. Les personnages, à l’aide d’autres caméras, s’incrustent dans ces écrans et semblent donc évoluer dans le décor. Ce procédé aurait pu être original s’il n’avait pas été la seule idée de toute la mise en scène: trois heures peuvent alors sembler longues… Quelques gags sont assez bien réussis, comme la bataille au cactus entre le comte, Giocondo et Macrobio, mais reste à savoir si ce la sert vraiment l’intrigue. Le gros problème de cette production, c’est que le public a les yeux rivés sur ces écrans qui montrent en très gros plans les chanteurs et ne regarde plus ce qui se déroule réellement sur scène: la musique de Rossini devient alors encore plus éloignée et il est presque impossible d'entrer dans l’intrigue aussi bien que dans la musique. Les costumes sont modernes et très colorés: Donna Fulvia porte une robe jaune, Aspasia une rouge et Clarice donne plutôt dans l’orange.

La distribution est composée de jeunes chanteurs qui assument relativement bien la partition mais on ne pas sent suffisamment de familiarité avec la langue et, surtout, avec les vocalises rossiniennes. Le rôle-titre est dévolu à Sonia Prina, récemment entendue dans Cornelia de Giulio Cesare de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées (Elle avait montré une femme douloureuse, perdue dans ses sentiments, alors qu’ici elle se dévoile dans un registre de "comédie". La voix est toutefois peu agile et elle est souvent en difficultés dans les vocalises qui sont rapidement esquivées. Son timbre de contralto, un peu rauque, manque d’harmoniques et elle ne parvient pas à être aussi douce et amoureuse qu’elle le voudrait. Elle se montre nettement plus à l’aise quand elle arrive déguisée en son frère.

Laura Giordano est bien connue du public parisien. Et pourtant elle n’avait pas laissé une telle impression de déception… Elle qui avait un timbre fruité, doux, piquant, elle apparaît maintenant avec une voix un peu abîmée, aigre dans les aigus, avec une grande perte dans le legato et dans l’agilité. Peut-être une méforme. En revanche, elle est une actrice très convaincante et elle donne beaucoup de relief et de piquant au personnage de Donna Fulvia. François Lis commence à s’imposer sur les scènes françaises et il campe le comte Asdrubale avec beaucoup de conviction. Physiquement il est idéal pour le rôle car il joue de sa grande taille, de son visage expressif pour faire évoluer son personnage et le rendre de plus en plus humain, c’est-à-dire amoureux. La voix a bien progressé même si certains passages dans les aigus demandent encore un peu de soutien et de puissance. Ses graves, en revanche, sont un peu métalliques à défaut d’être chaleureux et somptueux. Il n’est pas encore très agile dans les vocalises, mais il est impressionnant dans son air final dans lequel il exprime tout son amour pour Clarice avec des accents doux et une émotion remarquable. José-Manuel Zapata commence assez timidement la représentation pour ensuite littéralement exploser dans son air du deuxième acte où il déclare sa flamme pour Clarice. Sa voix n’est pas sans faire penser à celle de Juan Diego Florez, la brillance dans les aigus en moins. Son interprétation vocale est assez fine car il sait bien jouer sur les nuances, les piani, etc… Il devra, en revanche, s’aguerrir un peu sur scène car il ne fait pas passer beaucoup de sentiments dans ses gestes et dans son évolution scénique. Un nom à retenir car il est à parier que l’on réentendra parler de lui d’ici peu… Joan Martin-Royo est une (future) bête de scène. Il possède déjà toute la rouerie nécessaire pour camper les barytons intelligents de Rossini, de Figaro en passant par Dandini, etc… Il a en lui la vis comica ainsi que la légèreté et l’agilité qu’il faut pour aborder ce répertoire. Il apporte un peu de vivacité à la partition notamment dans cet air extraordinaire où il peint la corruption des journalistes et des critiques d‘art. Il est animé d’une énergie qui lui permet de se distinguer dans la distribution. La voix est également à la hauteur puisqu’il peut la nuancer et la modeler avec facilité. Il reste à souhaiter que son timbre se personnalise un peu plus dans les années à venir. Le reste de la distribution est tout à fait honnête à commencer par Pacuvio, rôle tenu par Christian Senn. Pacuvio est un poète qui ne vit que pour ses sonnets et ses vers mais que tous les personnages ignorent ou méprisent ouvertement. Le chanteur réussit à faire transparaître dans sa voix la naïveté du poète, sa bêtise apparente. La Baronne Aspasia, qui porte bien son nom, est chantée par Jennifer Holloway qui semble une chanteuse intéressante au timbre corsée, mais ses interventions sont trop courtes pour qu’on puisse réellement émettre un jugement. Enfin Fabrizio, l’aide d’Asdrubale, dévoile également une voix qui donne envie de l’écouter davantage. Filippo Polinelli semble posséder suffisamment de dextérité pour l’esthétique rossinienne.

Le chœur du Théâtre de Parme est, comme toujours, excellent! Les choristes possèdent la puissance, l’instinct musical, la verve nécessaire pour Rossini et surtout ils sont impeccables au point de vue du solfège. Le chœur de l’Opéra de Paris devrait en prendre de la graine…

L’Ensemble Matheus est mené d’une main de fer par Jean-Christophe Spinosi. Il avait déjà dirigé un Rossini il y a quelques années et on avait pu remarquer les prémices d’une belle "amitié" entre lui et ce compositeur. Et effectivement sa direction de La Pietra del paragone est vive, énergique, musicale et expressive. Le chef ne laisse aucun temps mort dans la partition, il détache parfaitement toutes les notes et il sauve véritablement cette production de l’ennui et de la déception. Il joue beaucoup sur les alternances de nuances, piano, forte avec une habileté et un bon goût qui forcent l’admiration. Espérons que ses projets le mèneront vers ce compositeur, car il semble avoir beaucoup d’intuition pour diriger sa musique!

La Pietra del paragone n’est pas une œuvre impérissable de Rossini mais menée de cette manière, elle devient nettement plus intéressante. Cette production, avec ses longueurs et ses inexactitudes vocales, a toutefois le mérite de remettre sur le devant de la scène une œuvre qui avait déserté depuis longtemps les théâtres. Peut-être cette expérience donnera-t-elle l’idée à des directeurs de proposer cet opéra à un metteur en scène plus inspiré et à des chanteurs plus rompus à la grammaire rossinienne…

Manon Ardouin

 

altamusica.com
Théâtre du Châtelet (Paris), le 25/01/2007

CRITIQUES DE CONCERTS
Nouvelle production de la Pietra del Paragone de Rossini mise en scène par Pierrick Sorin et Giorgio Barberio Corsetti et sous la direction de Jean-Christophe Spinosi au Théâtre du Châtelet, Paris.
Espièglerie, délices et gadget
Il est des soirées d’où l’on sort subjugué autant qu’insatisfait. Tel est le cas cette Pietra del paragone de Rossini au Châtelet, bottée en touche par le chef Jean-Christophe Spinosi. Après Le Chanteur de Mexico et Candide, la mise en scène de Pierrick Sorin et Giorgio Barberio Corsetti est pourtant une drolatique réussite.

Théâtre du Châtelet, Paris
Le 20/01/2007
Nicole DUAULT

L’œuvre est mineure bien qu’elle ait permis à Rossini de se faire un nom quand, à la Scala, le 26 septembre 1812, elle fut donnée pour la première fois. Stendhal s’enthousiasma au point de juger cette Pierre de touche comme le chef-d’œuvre bouffe de son compositeur préféré. Rossini avait alors 20 ans et il est vrai que, dans chaque mesure, on perçoit le flux, l’enthousiasme, la drôlerie, l’effervescence, l’emphase et la joie qui vont faire de l’Italien un compositeur pléthorique et hors du commun.

Comment réaliser aujourd’hui cette comédie rocambolesque pleine de quiproquos, de déguisements et autres travestissements sans qu’elle paraisse une pièce de boulevard digne d’Au théâtre ce soir ? Évidemment par le burlesque. Le vidéaste nantais Pierrick Sorin, dont on connaît les imaginatives créations pour la publicité – Chanel, les Galeries Lafayette – ou encore les impressionnantes installations à la Fondation Cartier, s’en donne à cœur joie et réinvente une manière de faire l’opéra. Il a pour complice le brillant metteur en scène italien Giorgio Barberio Corsetti.

Le décor est constitué d’abord de rideaux et d’un fond bleu. Des silhouettes féminines, le visage et le corps en collant recouverts d’un voile également bleu, sont les assistantes d’une mise en scène étrange, cocasse et dynamique. Elle se traduit par des maquettes avancées sur la scène que des caméras reproduisent en gros plan sur six écrans vidéo. C’est dans ces vues, redéployées par d’autres maquettes tout au long de la soirée, que s’insèrent, s’intègrent par des trucages époustouflants les personnages à des échelles variées.

Ainsi un bosquet ressemblant à une accumulation de bonzaïs arrosée par trois tristes sires devient sur grand écran une forêt ruisselante. Ainsi, une zone désertique parcourue par deux minuscules souriceaux se transforment sur trois écrans en un lieu fantasmagorique peuplé de monstres. Ainsi encore, deux personnages sur un jeu de paume envoient des balles qui sont rattrapées par les fantomatiques silhouettes anonymes en bleu : les balles ne sont jamais hors jeu.

Même fantaisie sur la scène et dans la fosse

Sur le devant de la scène, les chanteurs vêtus de costumes années 1960 aux épatantes couleurs vert, rouge, orange, se détachent avec humour. On se croirait souvent dans une bande dessinée. Rien de sérieux évidemment dans cette histoire légère qui n’aurait guère d’intérêt sans la patte de Sorin. Voilà une pochade à laquelle le chef, le Breton d’origine corse Jean-Christophe Spinosi à la tête de son Ensemble Matheus et du chœur du Teatro Regio de Parme, communique une égale fantaisie.

On connaît son énergie, son agitation, ses cabrioles, son absence de nuances, sa vitalité crépitante parfois proche de l’esbroufe. Mais à cette fantaisie débridée, il aurait tendance à apporter aujourd’hui un soupçon de rigueur qui jadis lui manquait cruellement. La maturité venue, ses lectures prendront-elles un jour une vraie dimension ? Il est servi en tout cas par un plateau d’une grande homogénéité d’où émergent pourtant deux chanteurs, la contralto Sonia Prina en marquise Clarise et la basse François Lis en comte Asdrubale. Tout cela est un délice, mais avec un bémol.

La mise en scène est souvent répétitive et peut facilement paraître lassante. Autre danger : entre les surtitres, les six écrans, les chanteurs sur le devant de la scène et les maquettes, le regard se perd un peu. Qu’est-ce qu’un metteur en scène d’opéra ? Un artiste qui met en évidence d’abord la musique et les voix. Un plasticien aussi éminent que Pierrick Sorin n’est pas un décorateur d’opéra. Trop d’images tuent le langage vocal et musical de l’opéra. Voilà une réussite étincelante qui devrait rester... unique. À ne pas copier !

 

Le journal de Spectacles
Le lundi 22 janvier 2007

Opéra / Classique
La Pietra del Paragone

Par Caroline Alexander

Traitement de choc loufoque par caméras interposées pour un Rossini composé à l’âge de 20 ans en prélude aux chef d’œuvre à venir : La Pietra del Paragone " melodramma giocoso " oublié qui fit entrer le jeune Rossini dans la cour des grands de la Scala de Milan vient d’être ressuscité au Châtelet par Jean-Christophe Spinosi, Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin. L’occasion de découvrir un malicieux divertissement qui contient bien des promesses aux futurs Barbier de Séville, Voyage à Reims, Turc en Italie ou autre Italienne à Alger.

Des fantômes enveloppés de bleu schtroumpf

Mais ce n’est pas tant la musique qui fait la jubilation de cette production que les épices scéniques qui la pimentent. L’œil est à la fête et le rire au bord des lèvres. Flanqué du très imaginatif vidéaste Pierrick Sorin, Giorgio Barberio Corsetti installe un univers de fantaisie où le cinéma, la vidéo et le théâtre s’entremêlent en direct le plus joyeusement du monde. Des maquettes de décors miniatures sont installées à vue à cour ou à jardin, devant des caméras qui renvoient leurs images agrandies sur un trio d’écrans descendus des cintres. D’autres caméras filment les protagonistes qui se trouvent projetés en gros plans sur ces mêmes écrans. L’astuce technologique d’où naissent les gags vient d’un certain bleu schtroumpf sur lequel les caméras n’ont pas de prise. Des minces fantômes enveloppés de ce bleu manipulent toutes sortes d’objets dont les images rebondissent sur les écrans. Effets désopilants garantis avec une succession de gags, l’incroyable maître d’hôtel (rôle muet inventé) qui sort d’un évier ou qui fait sauter des crêpes, le comte qui émerge d’une poubelle ou qui fait sa déclaration d’amour au milieu des flammes d’un brûleur de gazinière, une partie de tennis digne des Vacances de Monsieur Hulot, une partie de chasse surréaliste, d’hilarants plongeons dans une piscine, etc, soit une cascade de cocasseries qui vous agacent les zygomatiques au poil à gratter.

Des tours de passe-passe de ciné-réalité

Ainsi les tribulations de cette Pietra del Parragone bondissent tels des balles de ping pong, en version double et quatre dimensions, avec son comte riche et célibataire endurci qui veut s’assurer, avant de prendre femme, qu’on ne le courtise pas seulement pour sa fortune. Car, dit-il, c’est " le malheur qui est la pierre de touche - la pietra del paragone - de l’amitié ". Il feindra d’être ruiné par le biais d’une turquerie et finira par rouler ses flagorneurs dans la farine. Rossini et son librettiste Luigi Romanelli en profitent pour croquer une savoureuse galerie de portraits - un journaliste corrompu, un rimailleur sans talent, des cocottes vénales - que le traitement Corsetti/Sorin rend singulièrement intemporels, en couleurs bonbons anglais et robes ballon à la Dior des années cinquante. Autre atout de ces tours de passe-passe de ciné-réalité, les gros plans des visages qui révèlent d’irrésistibles mimiques évoquant les héros de Frank Capra ou de Billy Wilder et une sacrée direction d’acteurs : le comte/François Lis a de la verve, de l’humour et de bien beaux yeux, la marquise Clarice de l’éblouissante contralto italienne Sonia Prina affiche une frimousse à la Leslie Caron encanaillée par Minelli, la douceur émane à la fois du visage et du timbre d’or fin du ténor José Manuel Zapata, tandis qu’éclatent pitreries virtuose du baryton basse Joao Martin-Royo qui décline les vocalises rossiniennes au rythme d’un métronome déchaîné. Jean-Christophe Spinosi, à la tête de son Ensemble Matheus et ses instruments d’époque, s’efface presque derrière le panache de ses interprètes et la truculence de la mise en scène. Précis, fouillé mais un peu sec, il lui manque le petit grain de légèreté qui fait s’envoler les notes et les émois. Petit détail qui n’enlève rien à ce bijou d’opéra qui ravira petits et grands, amateurs et mélomanes. Ne le manquez pas.

 

ANACLASE.com
Théâtre du Châtelet, Paris, 22 janvier 2007

"La Pietra del Paragone"
opéra de Gioacchino Rossini

Comédie en deux actes donnée pour la première fois le 26 septembre 1812, La pietra del paragone marque les débuts milanais d'un Rossini tout juste âgé de vingt ans. Dans la lignée de Mozart et Cimarosa, le composi-teur vient d'écrire plus d'une farce à succès, et le triomphe accompagne cette nouvelle commande (cinquante-trois représentations au cours de la même saison). Le livret de Luigi Romanelli voit alterner les scènes tendres avec d'autres plus comiques (travestissement buffa), voire satiriques (coquettes vénales assorties d'orgueilleux plumitifs). L'intrigue est simple : soupçonné d'être aimé par intérêt, le comte Asdrubale annonce sa ruine aux trois femmes qui le courtisent. Déguisé ensuite en créancier turc, il va piéger chacun des pique-assiettes de son entourage. Seule avec le cheva-lier Giocondo, Clarice, l'amoureuse sincère, clame son soutien à Asdru- bale. Dans l'acte suivant, ce dernier réalise l'intensité de son sentiment envers la jeune femme, et tout finit dans la réconciliation générale.

En avril 1821, aficionado de l'œuvre, Stendhal avait souffert d'une création française bâclée (coupures et rajouts ineptes) et, de surcroît, boudée. Aux oubliettes depuis plus d'un siècle, cette Pierre de touche retrouve aujour-d'hui le respect qui lui est dû, dans une production originale. Pour mettre en scène un monde où l'argent fait les amitiés (tel ce journaliste corrompu, ancêtre de plus d'un confrère présent dans la salle), Giorgio Barberio Corsetti et le vidéaste Pierrick Sorin ont eu raison de recourir au virtuel.

S'il n'est pas au fait des incrustations sur fond bleu à l'égal de la génération Star Wars, le public traditionnel comprendra très vite le procédé : ce qu'il voit sur le triptyque d'écrans suspendus devant un décor monochrome, ce sont les artistes saisis par des caméras faciales, et dont l'image vient se super-poser aux vues de la quinzaine de maquettes avancée sur scène. Bienvenu dans un monde artificiel et superficiel. Sagement dosés, les effets poéti-ques (le comte s'interrogeant sur l'amour, passant du brûleur d'une gazi-nière aux stalactites d'un réfrigérateur) ou jouant d'une gamme comique variée (mémorables lancers de crêpe, clin d'oeil à Sergio Leone, etc.) laissent respirer l'histoire et le jeu des chanteurs.

Peu avares de mimiques, Sonia Prina (Clarice) et Joao Martín-Royo (Macrobio) sont magnifiés par de nombreux apartés en gros plan. Voca-lement, le contralto apparaît souvent raide sur ses vocalises, et le baryton-basse est facilement couvert, mais ce ne sont pas les seuls à faire défaut dans une distribution un peu verte : étroitesse d'émission pour Laura Giordano (Donna Fulvia), confidentialité de Jennifer Holloway (Aspasia) ou timbre terne de Christian Senn (Pacuvio). En revanche, on aura appré- cié la souplesse nuancée de José Manuel Zapata (Giocondo), les riches harmoniques de François Lis (Asdrubale) et la pâte égale de Filippo Poli-nelli (Fabrizio) - basse promise à un bel avenir. Le genre réclamant légè- reté et vivacité, Jean-Christophe Spinosi et l' Ensemble Matheus ont maintenu une belle homogénéité entre fosse et plateau.

Laurent Bergnach

 

FINANCIAL TIMES
January 19, 2007

La Pietra del paragone, Châtelet, Paris

By Francis Carlin

Stendhal loved it. Some see it as Rossini’s first great work but The Touchstone (1812) is more a harbinger of greater things to come than an accomplished work. Like Cenerentola it presents two bad girls vying with a goodie, here the disinterested Clarice, and both operas get their business done in the first act, leaving the second as an epilogue. Played straight it would take the best singers around to keep our attention. The advantage of this joint venture staging by Giorgio Barberio Corsetti and Pierrick Sorin, shared with Parma where it was unveiled in December, is that their virtuoso video work papers over the cracks.

Corsetti, who seems stylistically rooted in the 1950s, displays Technicolor costumes in interiors inspired by Jacques Tati’s Mon Oncle. Sorin uses small closed-circuit video cameras to project the cast on to screens containing various decors beamed up from models at the side of the stage.

It is endlessly inventive, plugged into contemporary zapping culture and side-splittingly funny. The drawback is that the audience has to take in three different levels – if you count the surtitles – and the gags set off gales of laughter that cover some rather fine ensemble singing. But it demonstrates the power of video in theatre when it is used interactively with a cast rather than as an inert backdrop.

Parma got Michele Pertusi as Count Asdrubale, the man the girls are after. Paris is lumbered with François Lis, a fine actor but a tuneless, rasping bass who makes mincemeat of bel canto line. Sonia Prina easily compensates – she plays Clarice as a more mature version of Despina with Mireille Mathieu hair, and rattles off the coloratura with startling accuracy. José Manuel Zapata’s loveable Giocondo is an excellent, full bodied Rossini tenor and Christian Senn sings beautifully as the sweetly deluded Pacuvio.

Jean-Christophe Spinosi, conducting his Ensemble Matheus, is alert, precise but arguably too spick and span. But I liked the joke off-key portamenti in the overture from strings and wind.

 

Bloomberg
January 25, 2007

Zesty Rossini Opera Has Bel Canto Crooner, Video Decor in Paris

By Jorg von Uthmann

Jan. 25 (Bloomberg) - The revival of Rossini's "La Pietra del Paragone'' or "The Touchstone'' at the Theatre du Chatelet in Paris is a triumph in visual terms yet lacks musical finesse.

In Rossini's career, this work - one of his 39 operas - was a breakthrough. It was his first produced at Milan's La Scala (in 1812) and made the 20-year-old composer famous. The opera was repeated 53 times during that season, and over the next 10 years it was produced in Munich, Vienna, Paris, Lisbon and Barcelona. After that, it sank into oblivion. The first U.S. production was in 1955 - in Hartford, Connecticut, of all places.

Asdrubale, a rich bachelor (Francois Lis), is courted by three ladies, Clarice (Sonia Prina), Aspasia (Jennifer Holloway) and Fulvia (Laura Giordano). To verify their declarations of love, he pretends to have lost his fortune. Aspasia and Fulvia drop him right away. Clarice and her admirer Giocondo (Jose Manuel Zapata), by contrast, offer him their help. When Asdrubale still hesitates, Clarice turns the tables on him by impersonating her twin brother who objects to her marriage. Only then does Asdrubale recognize his love for the girl who magically reappears, followed by a happy end. The French writer Stendhal considered "La Pietra del Paragone'' Rossini's "masterpiece of unadulterated opera buffa.'' This extravagant judgment is not widely shared.

It is true that the young maestro tried out many effects that later became his trademarks - the rambunctious finales, the hysterical crescendi and the stormy music that he used again in "Barbiere'' and "La Cenerentola". The most popular number at the Theatre du Chatelet was a comic aria about the mighty "Mississippi". The mirth proved that "pippi", repeated many times, can still draw laughter.

Crooning

The singing is hardly the last word in bel canto. Yet the young cast plays with such zest and high spirits that the lack of polish is soon forgotten. It's regrettable, though, that Zapata has to resort to crooning to get through the steep tessitura of his aria "Quell'alme pupille", the lyrical gem of the opera, with clarinet obbligato. The Ensemble Matheus, a "historically informed" band conducted by Jean-Christophe Spinosi, is alert but produces a gritty sound.

The trump card of this staging, a co-production with the Teatro Regio di Parma in Italy, is the ingenious transfer of images from miniature sets to six huge video screens. Giorgio Barberio Corsetti and Pierrick Sorin, the designers, compare their technique with Georges Melies's early trick films, and you immediately see why.

Amazing Trick

Filmed by other cameras, the singers, in modern dress with an elegant retro look, also appear on the screen. They seem to have entered the sets - splashing around in a pool, getting hot feet on a gas stove or dancing on a pizza. The most amazing trick is a bunch of stagehands who are invisible to the cameras. They carry a tennis ball from one racket to another or lift a fried egg out of a pan, turn it around and put it back again. On the screen, you only see the ball and the egg flying through the air.

"La Pietra del Paragone" runs through Jan. 28 at the Theatre du Chatelet, Paris.