La Libre Belgique
15/12/2000

OPERA
Il neige sur le Walhalla, Wotan valse avec Fricka
Début d'un nouveau Ring à l'Opéra de Cologne.
Le Rhin y coule sous la baguette élégante de Jeffrey Tate

NICOLAS BLANMONT
ENVOYÉ SPÉCIAL À COLOGNE

Voilà près de dix ans - le Ring d'adieu de Gérard Mortier en 1991 à la Monnaie - que les wagnériens de Belgique sont privés de tétralogie: Bernard Foccroulle ayant abandonné son projet de la monter, et en attendant celle annoncée à l'ORW de 2003 à 2005, il ne leur reste que l'exil.

Après le Châtelet de Paris et le Nederlandse Opera d'Amsterdam, ils peuvent désormais prendre la route de Cologne. Ils seront en terre familière, puisque le metteur en scène du nouveau Ring entrepris là-bas est bien connu chez nous: Robert Carsen est en effet l'homme du cycle Puccini du Vlaamse Opera, et certains détails de son Or du Rhin ne sont d'ailleurs pas sans évoquer d'agréables souvenirs. La tétralogie de l'Opéra de Cologne se construit graduellement, et seul le prélude est visible actuellement: les trois journées suivront en 2001, 2002 et 2003, des cycles complets étant prévus en 2004 et 2005.

CHANDELIERS

S'il est évidemment trop tôt pour dégager un concept global, le metteur en scène canadien se confirme comme un homme d'images fortes. On n'oubliera pas cette belle métaphore visuelle des flots du Rhin que constituent ces hommes traversant la scène de gauche à droite, marchant imperceptiblement plus vite et devenant de plus en plus nombreux au fur et à mesure que le rythme du prélude s'accélère, ou ce final où le Walhalla vers lequel cheminent les dieux prend la forme d'une neige drue tombant à l'arrière-plan de la scène, pendant que, devant, Loge allume quatre chandeliers tenus par des laquais autour de Wotan et Fricka qui esquissent un pas de valse.

Autour de ces véritables moments de génie, Carsen et son décorateur Patrick Kinmonth tentent de bouleverser l'imagerie traditionnelle. Parfois, le résultat a des allures de déjà vu: les détritus qui figurent le Rhin, les costumes bourgeois des dieux - Froh et Donner rentrent du golf - , Loge en maître d'hôtel en gants blancs arrivant à vélo. À d'autres moments, on se dit que ce non-respect des didascalies du compositeur a peut-être le mérite de jouer la carte de l'épure: Wotan n'est pas borgne et sa lance est une canne à pommeau, il n'y a pas d'animaux dans la scène des transformations d'Alberich, mais seulement une masse de Niebelungen qui rampent en se tortillant pour figurer le serpent, et un projecteur sautillant pour le crapaud. Manque de cohérence et de vision à long terme, ou impossibilité à ce stade pour le public de tout percevoir? On ne voit pas très bien où ça va, mais on y va avec plaisir.

BEL CANTO

Le plaisir est d'autant plus grand qu'il y a dans la fosse Jeffrey Tate, chef aujourd'hui absent du disque et donc privé de notoriété internationale, mais dont on sait - notamment depuis son Ring au Châtelet - qu'il est un passionnant chef wagnérien. Partant de l'admiration qu'avait Wagner pour le bel canto italien, le chef anglais adopte des tempi assez lents, qui permettent aux voix de s'épanouir dans des lignes de chant élégantes: nul ne crie jamais, et tout le texte est parfaitement intelligible. Tate dessine en outre les transitions orchestrales de façon voluptueuse, mais on regrette que l'orchestre ne soit pas toujours à la hauteur, souffrant notamment de vents qui défaillent plus souvent qu'à leur tour.

Globalement, la distribution est plus qu'honnête, mais aucune voix ne s'impose. Comme à Bayreuth l'été dernier, Alan Titus campe un Wotan solide, mais manquant de charisme et au grave limité. À ses côtés, on admire le Loge d'Hubert Delamboye et la Fricka de Doris Soffel.

 

La Libre Belgique
26/12/2001

OPERA
La Walkyrie, tendresse de guerre
A l'Opéra de Cologne, suite du Ring relu par Robert Carsen

NICOLAS BLANMONT
ENVOYÉ SPÉCIAL À COLOGNE

Toute production de la tétralogie wagnérienne se caractérise notamment par la façon dont elle campe la fameuse chevauchée des Walkyries. Dans le Ring que propose actuellement l'opéra de Cologne (`L'or du Rhin´ fut donné l'an dernier, et les deux dernières journées suivront en 2002 et 2003), elles arrivent en robe d'été, lisant nonchalamment des livres ou mangeant des pommes au milieu d'un champ de cadavres, qu'elles embrassent pour les réveiller et les faire monter au ciel.

MALLES MÉTALLIQUES

Un des ressorts de cette `Walkyrie´ mise en scène par Robert Carsen - bien connu du public du Vlaamse Opera pour ses cycles Puccini et Janacek - est en effet de voir chaque monde caractérisé par ses costumes et ses attitudes. Les mortels sont en guerre, et le rideau s'ouvre sur des guerriers empilant des caisses métalliques sous la surveillance de chiens policiers.

LA HUTTE DE HUNDING

Cette espèce de stock américain (yougoslave?), seulement chauffée par un brasero, sera la hutte de Hunding, et c'est en anorak kaki que Sieglinde accueillera un Siegmund en tenue de camouflage, des tenues qu'ils ne quitteront même pas pour la scène d'amour nocturne.

Les dieux, eux, semblent superbement ignorer ces tumultes du monde, même si des soldats en uniforme veillent sur l'immense salon où, entre canapés luxueux, commodes chinoises, piano à queue et immense cheminée, Wotan se fait sermonner par Fricka.

WALKYRIES EN ROBES LÉGÈRES

Entre les deux, avec leurs robes légères, les Walkyries semblent aussi étrangères aux convenances des dieux qu'insensibles au froid qui règne sur terre. Car tout comme `L'or du Rhin´ se terminait sous la neige, `La Walkyrie´ s'ouvre sous la même chute drue de flocons blancs, qui s'arrêtera pour l'éveil du printemps mais reprendra lors de la fuite de Siegmund et Sieglinde.

Faut-il chercher au-delà de cette imperméabilité des univers le fil conducteur de la mise en scène de Carsen? On peut sans doute, comme pour `L'or du Rhin´, se contenter de quelques scènes fortes, notamment celles entre Wotan et Brünnhilde: le récit du deuxième acte comme les adieux du troisième sont placés sous le signe d'une même tendresse, sentiment qui d'ailleurs, bien plus que la sensualité, marque l'amour de Siegmund et Sieglinde au premier acte.

HONNÊTE PLATEAU

Le plateau vocal est honnête, mais sans plus. Wotan est, comme à Bayreuth actuellement, l'Américain Alan Titus, voix solide mais sans éclat ni charisme. Renate Behle est une Brünnhilde crédible et puissante, mais aux aigus parfois incertains, tandis que la Fricka de Doris Soffel est handicapée par un vibrato trop prononcé.

Plus convaincants sans pour autant confiner au génie, le Hunding solide de Kristin Sigmundsson, le Siegmund élégant de Christopher Ventris et la Sieglinde de Nina Stemme, plus émouvante toutefois par la fragilité de son personnage que par une voix qui manque parfois de puissance.

SUPERBE DIRECTION MUSICALE

Incontestablement, le point fort du spectacle, présenté à l'Oper der Stadt Köln jusqu'à la mi-janvier, est la superbe direction musicale de Jeffrey Tate: des tempi avec ce qu'il faut d'alanguissement pour que puissent s'épanouir les lignes de chant (nul ne crie ici), une balance sonore favorisant la netteté des détails et la transparence des textures, un soin tout particulier apporté aux interludes orchestraux.

On regrette seulement que le chef anglais n'ait pas meilleur instrument que l'orchestre Gurzenich de Cologne, parfois incapable de rendre toute la richesse de sa pensée.

 

La Libre Belgique
09/12/2002

OPERA
Le Ring de Robert Carsen s'essouffle
L'Opéra de Cologne à la3e étape de sa Tétralogie. Une mise en scène qui privilégie la collection d'images, une direction musicale soignée et élégante.

NICOLAS BLANMONT
ENVOYÉ SPÉCIAL À COLOGNE

A Cologne, le temps de l'Avent n'est plus seulement celui du célèbre marché de Noël au pied de la cathédrale: il est aussi désormais celui de la Tétralogie, le troisième épisode de `L'Anneau du Niebelung´ tenant actuellement l'affiche de l'opéra local après `L'Or du Rhin´ en décembre 2000 et `La Walkyrie´ voici un an.

On retrouve le tandem formé par Jeffrey Tate et Robert Carsen, et les caractéristiques de cette production se confirment.

GÜRZENICH

Côté musical, on admire une fois encore le travail du chef anglais, qui, à la tête d'un orchestre qui n'a rien d'exceptionnel - le Gürzenich -, réussit toujours à phraser avec élégance, à soigner chaque détail instrumental sans pour autant perdre le sens de l'essentiel et, mieux encore, à doser adéquatement ses forces pour ne jamais contraindre les chanteurs à aller au-delà de leurs possibilités.

Certes, les tempi s'en ressentent parfois au point de souligner les longueurs inhérentes à l'oeuvre -près d'une heure trente pour le premier acte-, mais on s'en accommode d'autant que le plateau est globalement satisfaisant.

Dans le rôle-titre, Christian Franz (également à l'affiche de l'actuel Ring de Bayreuth) livre une assez belle prestation: la puissance est certes limitée, quelques (rares) aigus incertains, mais son style est empreint d'une telle musicalité et son personnage campé avec tant de crédibilité qu'on est plutôt convaincu. A ses côtés, la Brünnhilde de Renate Behle garde son émission impressionnante et gagne en sûreté par rapport à ce qu'elle avait montré dans `La Walkyrie´.

LABEL DE BAYREUTH

Quant au Wanderer de Alan Titus -également labellisé Bayreuth-, il reste à l'image de son Wotan: pleinement fiable, mais dépourvu de tout charisme scénique, si ce n'est dans un troisième acte où il semble se réveiller tardivement.

La principale surprise du plateau vient toutefois d'un extraordinaire Mime, dont la voix éminemment sonore dépasse souvent celle de Siegfried et dont l'abattage est justement dosé: il a pour nom Gerhard Siegel, chante aussi Parsifal ou Florestan et, selon la formule consacrée, devrait faire encore parler de lui dans les années à venir.

PELLE MECANIQUE

La déception vient surtout de la mise en scène de Robert Carsen, dont le manque d'idées et de fil conducteur se confirme hélas ici.

La direction d'acteurs ne paraît porteuse d'aucun approfondissement de la personnalité des personnages, et les décors de Patrick Kinmonth oscillent, sans qu'on aperçoive de réelle cohérence, entre le cliché ressassé de la société post-industrielle (la hutte-caravane de Mime) et un esthétisme dépouillé un peu froid: forêt d'arbres étêtés au deuxième acte, salon luxueux de Wotan au début du troisième et plaine juste recouverte d'une herbe jaune et drue pour le rocher de Brünnhilde...

Restent çà et là quelques trouvailles dont le seul mérite est de n'avoir point encore été vues (Fafner est une immense pelle mécanique qui descend des cintres) et l'une ou l'autre image forte comme le metteur en scène canadien en a le secret. Ainsi de Mime, mortellement blessé par Notung, s'écroulant la tête dans le gâteau à la crème qu'il venait de confectionner pour mettre Siegfried en confiance. Bilan riche en calories, mais maigre en sens.

 

La Libre Belgique
21/10/2003

OPÉRA
L'apothéose du Ring de Cologne
Dernier épisode de la Tétralogie selon Tate et Carsen : un superbe "Crépuscule des dieux". Mémorable Brünnhilde d'Evelyn Herlitzius.

NICOLAS BLANMONT
ENVOYÉ SPÉCIAL À COLOGNE

Il y eut en 2000 un "Or du Rhin" enchanteur. Les années suivantes, "La Walkyrie" et surtout "Siegfried" marquèrent un certain fléchissement d'inspiration. L'Opéra de Cologne conclut aujourd'hui sa Tétralogie avec un superbe "Crépuscule des dieux" qui convainc tant musicalement que scéniquement. 2h05 pour le prologue et le premier acte, 1h10 pour le deuxième et 1h20 pour le troisième: les tempi adoptés par Jeffrey Tate sont parmi les plus lents. Le chef anglais façonne amoureusement une sonorité ronde et somptueuse, mais sans jamais verser dans le superficiel: tout au contraire, cette option de lenteur est le plus souvent magnifique par les détails instrumentaux qu'elle permet de révéler (et l'Orchestre du Gürzenich en est comme magnifié) et par sa sensualité, et ce n'est qu'à de rares occasions (la chevauchée sur le Rhin notamment) qu'on la regrette parce qu'elle donne un sentiment de mollesse.

En la personne de Evelyn Herlitzius (qui chante en alternance avec Jayne Casselman), Cologne s'est trouvé une Brünnhilde d'anthologie. La jeune soprano allemande n'est pas une inconnue, puisqu'elle incarne depuis 2001 la première des Walkyries dans la Tétralogie de Bayreuth, mais elle confirme ici ses immenses qualités: physique crédible et qualités d'actrice, timbre velouté, aisance dans tous les registres, puissance d'émission et endurance.

A ses côtés, Christian Franz (lui aussi à l'affiche de la verte colline) confirme l'élégance de son chant, même si le suraigu accuse une certaine fatigue dans le récit final. Et c'est toute la distribution qui est d'excellent niveau, avec notamment la Gutrune d'Ute Döring, le Gunther de Johannes von Duisburg et la superbe Waltraute de Doris Soffel.

DEUX MONDES

La mise en scène de Robert Carsen confirme son option de base, celle de l'opposition entre deux mondes. D'un côté, l'univers fermé du pouvoir et de l'argent, symbolisé par un grand salon/bureau luxueux qui fut le Walhalla et est cette fois le palais des Gibichungen, Gunther étant campé comme une sorte de dictateur balkanique ou sud-américain. De l'autre, la nature déliquescente d'un monde post-industriel: une étendue rase et drue pour le rocher de Brünnhilde, un capharnaüm de meubles dépareillés que les Nornes (vêtues comme des femmes de ménage) tentent de ficeler, et le Rhin à nouveau figuré comme une immense décharge au milieu de laquelle les Filles se lavent avec sensualité. Pourtant, cette esthétique de ruine conçue par le décorateur Patrick Kinmonth acquiert une certaine beauté par les éclairages rasants de Manfred Voss.

Mais la plus grande réussite de Carsen tient ici à la direction d'acteurs qui, justement, faisait tant défaut dans les deux journées précédentes : la scène des adieux de Siegfried et Wotan comme les retrouvailles entre les deux soeurs sont extraordinairement habitées, le vol de l'anneau - représenté, à raison, comme un viol - est d'une puissance étonnante, et il règne au deuxième acte une tension dramatique incroyable quand Hagen appelle ses troupes et quand Brünnhilde retrouve Siegfried aux bras de Gutrune. Seul le final marque un léger fléchissement, Brünnhilde restant trop longtemps seule devant le rideau fermé avant qu'il ne se relève sur le brasier final.