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Paris, le 20/11/2007

ENTRETIENS
Philippe Jaroussky,
contre-ténor auréolé


S’il doit sa gloire à l’apparente facilité qu’il déploie dans la vocalité exubérante suscitée par les castrats du XVIIIe siècle, Philippe Jaroussky s’est distingué parmi les plus ardents défenseurs de la musique du Seicento. Il incarne un Sant’Alessio d’une envoûtante clarté dans la production de l’opéra éponyme de Stefano Landi que présente le Théâtre des Champs-Élysées.

Propos recueillis par Mehdi MAHDAVI

Comment avez-vous réagi lorsque William Christie vous a proposé le rôle-titre du Sant’Alessio de Landi, dont la tessiture est inhabituellement aiguë pour du recitar cantando ?

En écoutant l’enregistrement réalisé par les Arts Florissants, j’avais immédiatement remarqué le magnifique air O Morte gradita, que j’avais même voulu donner en concert avec mon ensemble Artaserse. Lorsque William Christie m’a fait passer l’audition, nous pensions lui et moi à la même partie – peut-être airais-je aimé chanter Roma et Religione, mais je me serais difficilement vu en Sposa ou en Madre.

La tessiture des récitatifs est extrêmement longue, et constitue un vrai défi dans la mesure où le but est de conserver une diction aussi claire que possible, puisque le Sant’Alessio est avant tout une pièce de théâtre. Mais il me semble y avoir entre le rôle-titre et mon timbre une relation facilement décelable, qui tient justement à sa part d’angélisme.

Je suis toujours à la recherche d’une certaine simplicité dans l’interprétation, dans l’affect, et ce personnage la porte en lui, de par son aspiration à se décharger des futilités de la vie terrestre. Il ne s’agit donc pas nécessairement de toucher Dieu, mais ce qui, dans la vie, est essentiel. À cet égard, l’air O Morte gradita représente un idéal de pureté et de simplicité harmonique. Le personnage n’en est pas moins difficile à rendre scéniquement, car ses raisons nous paraissent actuellement inconcevables. D’autant que rien, dans cette œuvre, n’est expliqué : Sant’Alessio s’est réfugié sous un escalier, c’est une donnée de base.

Dès lors, comment rendre le public sensible à l’histoire de Saint Alexis ?

Une des grandes qualités de la mise en scène de Benjamin Lazar est qu’elle ne veut rien expliquer, contrairement à ce qui se pratique fréquemment aujourd’hui. Il aurait sans doute été facile de faire de Saint Alexis un SDF, mais la transposition n’est pas un passage obligé pour nous rendre plus sensibles aux sentiments qu’exprime le personnage. Sa fragilité psychologique, qui se traduit par une impossibilité à être heureux dans le monde, peut toucher n’importe qui aujourd’hui, en dehors des aspects religieux.

L’idée qu’il faille se couper des plaisirs terrestres pour accéder au bonheur suprême, et la gravité même du sujet se révèlent très paradoxales par rapport à l’ambiance sensuelle, pour ne pas dire érotique, de la création. L’œuvre porte en elle cette autodérision typique de l’opéra du XVIIe siècle, qui naît de la confrontation entre personnages tragiques et comiques, qui incarnent plus d’une fois un certain bon sens.

Est-ce le mélange des genres qui fait du Sant’Alessio un opéra et non un oratorio, forme dont l’hagiographie aurait pu se satisfaire ?

Mis à part les figures allégoriques, la dimension psychologique est primordiale. Du fait qu’il se refuse à nommer Sposa et Madre, Landi universalise le propos. Madre exprime les sentiments de n’importe quelle mère, et l’épouse annonce à bien des égards la Pénélope du Retour d’Ulysse, ce qui dégage un peu l’œuvre de son contexte sacré. L’Ange et le Démon incarnent la conscience de Saint Alexis. Landi ne se contente pas simplement de raconter une histoire sacrée. Il introduit en effet des personnages comiques, absents des oratorios de l’époque, qui montrent sa volonté de se rapprocher de tous les types de représentations, et d’auditeurs.

C’est pourquoi Benjamin a voulu inclure une scène de Carnaval qui annonce le bouillonnement d’œuvres comme le Couronnement de Poppée. La scène entre Sposa, Madre et Sant’Alessio se révèle d’une complexité théâtrale et d’une force qui n’a rien à voir avec l’oratorio, où l’implication des personnages est bien moindre. Quant au chœur, son rôle est plus développé que dans les opéras de cette époque. C’est ce mélange qui fait la beauté de l’œuvre, et qui a sans doute déterminé l’affection que lui porte William Christie.

Le Sant’Alessio marque donc une étape importante entre la nudité des premiers opéras florentins et l’esthétique extrêmement contrastée de l’opéra vénitien.

Les récitatifs sont très différents de ceux de Monteverdi. Au départ, ils laissent perplexes, mais au fur et à mesure du travail, on y décèle de vraies subtilités harmoniques, et il s’en dégage une personnalité extrêmement forte. Une simple lecture peut donner l’impression que la partition manque de variété, mais la dramaturgie et la musique se révèlent très liées, et la façon dont Landi incorpore les scènes de chœurs pour casser le récit crée un équilibre bouleversant. Les madrigaux à trois voix a cappella de la fin de l’œuvre montrent bien que la sévérité du récitatif découle d’un choix, et non d’un manque d’inspiration.

La gestuelle baroque, telle que réinvestie par Benjamin Lazar, vous a-t-elle permis de mieux appréhender le recitar cantando ?

Une des fonctions de la gestuelle est d’illustrer le texte, ce qui lui confère une plus grande lisibilité, et donc une plus grande force de conviction. Nous avons beaucoup épuré le dernier air de Sant’Alessio, parce que nous risquions d’en perdre l’essence en parasitant l’attention. Il faut être très souple, et se faire confiance. Le travail de Benjamin n’est pas du tout dogmatique, beaucoup moins poussé que dans le Bourgeois gentilhomme, où le geste revêtait une fonction comique.

Les costumes sont extrêmement importants, parce qu’ils impliquent une gestuelle, un maintien : mon costume est moins " baroque " que celui de Max Emanuel Cencic par exemple. L’intelligence du metteur en scène est d’avoir une conception globale, et de laisser les personnalités s’exprimer. Xavier Sabata incarne une Madre très extravertie, mais un autre chanteur aurait pu en faire un portrait totalement différent dans cette même mise en scène. Chacun amène sa propre touche.

Si les castrats du XVIIIe siècle et leur répertoire sont désormais mieux connus, ceux du XVIIe siècle restent dans l’ombre, malgré leur importance historique.

J’aimerais beaucoup monter un projet autour des figures de Melani, Siface, ou Cortona avec mon ensemble. Malheureusement, il est très difficile d’isoler des airs dans les opéras du Seicento, où le dialogue domine. Cela confère une lisibilité moindre à leur art, qui était peut-être moins narcissique et égocentrique que celui des castrats du XVIIIe siècle.

Le répertoire d’Atto Melani, auquel je m’étais intéressé, n’en est pas moins difficile : le rôle-titre de L’Orfeo de Luigi Rossi est très aigu, parce que les castrats évoluaient alors davantage dans des tessitures de soprano. Le rôle interprété par Siface dans Scipione Africano de Cavalli comporte un air de deux minutes qui ne rend absolument pas compte des caractéristiques vocales de l’interprète, alors que celles de Carestini ou Senesino sont perceptibles à la lecture des partitions.

De plus, l’art du da capo dans l’opera seria est plus facile à s’approprier que l’ornementation du XVIIe siècle. Les chanteurs sont encore très timides de ce point de vue, contrairement aux instruments comme le cornet ou le violon. Dans Monteverdi, on se contente de faire ce qui est écrit, avec un répertoire d’ornements extrêmement restreint, communs à tous les interprètes de cette musique. C’est à peine si certains osent un trille sur les cadences.

En ce qui concerne la musique française, les traités sont extrêmement précis, mais la génération pionnière des Howard Crook, Agnès Mellon, William Christie était beaucoup plus exigeante, justement parce qu’elle avait dû s’y plonger. Il faut lui rendre hommage parce qu’elle s’est posée des questions, pour bâtir l’école baroque. La nouvelle école est un peu plus dilettante, et se contente parfois de reproduire ce qu’elle a entendu sur des enregistrements.

La présence de huit autres contre-ténors sur scène crée-t-elle une émulation ?

Lorsque William Christie m’a dit qu’il voulait confier tous les rôles à des hommes, comme à la création, le projet ne m’en a que plus intéressé. Le plus souvent dans une production d’opéra, le contre-ténor est un peu isolé, on le regarde comme une bête curieuse. De la confrontation avec des partenaires, dont chacun à ses qualités propres, naît une émulation différente. Ce spectacle prouve que des contre-ténors peuvent porter un opéra d’un bout à l’autre. Et je suis heureux que cela n’ait créé aucune hystérie, et que l’on n’ait pas crié au miracle sous ce prétexte.

En n’engageant pas de femmes, William Christie a fait un choix esthétique pour toucher au plus près de ce qu’était une représentation à Rome durant la première moitié du XVIIe siècle, où l’absence des femmes sur scène n’était en rien un choix artistique, mais une contrainte religieuse, dont l’art baroque s’est énormément nourri.

Faire se côtoyer autant de voix de contre-ténors et d’enfants est une expérience nouvelle, mais la présence conséquente de voix masculines crée un bel équilibre. Le courage consiste à ne pas utiliser le travestissement à des fins comiques. Curieusement, cela avait été fait dans les Trois sœurs de Peter Eötvös, mais pas dans un opéra baroque. Quand je suis sur scène avec Max Emanuel Cencic, qui chante Sposa, je sais qu’il y a une femme dans le personnage, mais pas uniquement, et cela donne une grande richesse d’interprétation.

Il faut aussi que le travestissement soit convaincant physiquement et vocalement. Bien que le timbre de ma voix sonne plus aigu que celui de Max, Benjamin Lazar ne m’imaginait pas du tout en travesti, ce qui montre qu’il y a différents types, différentes écoles de contre-ténors. Cette production devrait être une étape importante pour aller vers d’autres répertoires.

Jusqu’où iront les contre-ténors dans la conquête de répertoires où on ne les attend pas ?

Cette production n’a pas non plus pour but de dire que les contre-ténors peuvent chanter tous les rôles du répertoire ! Il est évident que les Nuits d’été de David Daniels et le disque Rossini de Max Emanuel Cencic ont une dimension militante, mais les contre-ténors n’iront pas beaucoup plus loin.

Peut-être Max fera-t-il un Rossini sur scène ? Et peut-être verra-t-on un jour un contre-ténor en Octavian du Chevalier à la rose ? Nous avons fait beaucoup de progrès, et il faut désormais dépasser le cadre du phénomène vocal : un contre-ténor est un musicien avant tout. L’intérêt n’est donc pas de chanter tel ou tel répertoire pour prouver qu’on peut faire les notes, mais de savoir si l’interprétation de tel air de Rossini, telle mélodie, ou tel Lied apporte quelque chose, et nous émeut.