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27/01/2008

[Scène] Lyrique
[Nancy] Il Sant’Alessio
Magie et fastes du baroque

par Michel Thomé


Crédit photographique © Nathaniel Baruch

Après Caen, Londres, New York, Paris et avant Luxembourg en février prochain puis Genève en 2011, la tournée de William Christie et des Arts Florissants avec Il Sant’Alesssio du compositeur romain Stefano Landi fait une halte pour cinq représentations à l’Opéra National de Lorraine. La curiosité de découvrir une œuvre qui s’insère dans les tout débuts de l’opéra baroque romain, et même dans les tout débuts du genre opéra, trente-deux ans seulement après l’Euridice de Peri (1600) et vingt-cinq ans après l’Orfeo de Monteverdi (1607) s’alliait à l’excitation d’une distribution entièrement masculine, conforme aux canons de l’époque de la création, pour apporter à cette soirée ce petit supplément d’électricité qui accompagne tout événement attendu.

L’ouvrage, pourtant, pouvait paraître rébarbatif en première approche. Par son livret d’abord, dû à la plume du futur pape Clément IX, d’un didactisme appuyé propre à la Contre-Réforme et d’un caractère lourdement édifiant, confinant à la bondieuserie, difficilement acceptable par nos sensibilités modernes ; le Saint Alexis du titre gagne, en effet, la sainteté en abandonnant femme et parents et en vivant et mourrant en ermite sous l’escalier de la maison paternelle, indifférent aux plaintes de ses proches sur sa disparition. Par son style ensuite, succession de récitatifs sans grand air alla moderna facilement mémorisable. La perspective annoncée de deux heures de plaintes et de déplorations sans entracte – puisque le prologue et les deux premiers actes sont donnés d’une traite – pouvait en rebuter plus d’un, même des plus aguerris …

Et pourtant ! Aucun temps mort, aucun ennui, durant les deux heures et quarante minutes du spectacle. L’œuvre alterne très efficacement le recitar cantando avec des moments de pure comédie (les interventions des deux domestiques Curtio et Martio), des chœurs, des intermèdes dansés et ose des ensembles à plusieurs voix ainsi qu’une véritable ouverture tripartite, la première du genre. La scénographe Adeline Caron a conçu un décor en forme de palais, d’architecture classique, dont les trois ailes mobiles permettent de varier à l’infini les perspectives. Le metteur en scène Benjamin Lazar en joue en virtuose, multipliant les entrées toujours très naturelles, faisant apparaître les chanteurs aux fenêtres ou par les escaliers, introduisant le carnaval romain – l’opéra fut crée durant le carnaval de 1632 – par une ruelle apparue comme par magie. La gestuelle très emphatique (au bon sens du mot), inspirée de celle de l’âge baroque, souligne le discours et en renforce les mots-clés. Les riches et très variés costumes d’Alain Blanchot et les lumières de Christophe Nallet, qui recréent de façon convaincante l’éclairage à la bougie, font le reste. Ce spectacle est un pur enchantement visuel, qui rappelle les splendeurs de Titien ou de Véronèse ou, pour rester à Rome, de Raphaël.

La distribution affichait deux stars, des contre-ténors : Philippe Jaroussky et Max Emanuel Cencic. En raison d’une indisposition qu’on lui souhaite la plus courte possible, le premier a dû céder l’interprétation du rôle-titre à un jeune sopraniste de vingt-six ans, Paolo Lopez. Témoignage de la qualité du travail d’équipe, celui-ci s’est coulé avec une apparente facilité dans ce personnage qu’il possédait vocalement et scéniquement. La voix est ductile et l’aigu aisé, quoique moins lumineux que celui du titulaire défaillant, l’interprétation très honorable et l’émotion bien présente. Un perceptible trac lui a occasionné un médium légèrement voilé et quelques défauts de soutien dans les tenues aiguës mais ce ne sont que broutilles.

En l’absence de " Jarou ", la star incontestable de la soirée fut Max Emanuel Cencic en épouse délaissée. On ne sait que louer le plus chez cet admirable chanteur : un timbre d’une pureté surnaturelle, un aigu éthéré et magique, une souplesse remarquable qui lui autorise des sons filés sublimes mais aussi des accès de violence, une interprétation très riche qui rend totalement convaincant son travesti, du désespoir à la fureur. A ses côtés, aucune monotonie dans l’accumulation inouïe de contre-ténors aux timbres et aux personnalités contrastées. Tous concourent à la réussite de l’entreprise : la Mère très " matrone " de Xavier Sabata, à la vocalité pas toujours très orthodoxe mais diablement efficace, les bondissants et drôles Curtio de Damien Guillon et Martio de José Lemos, la très belle voix de la Nourrice de Jean-Paul Bonnevalle, la noblesse de Terry Wey dans la double allégorie de Rome et la Religion. Il faut y ajouter les deux voix de basse, claire et joliment timbrée chez l’Eufemiano d’Alain Buet, sombre et aux graves d’une profondeur diabolique chez le Démon de Luigi di Donato. Plus difficilement assumée par le ténor Ryland Angel, la tessiture du rôle d’Adrasto l’oblige à recourir à deux émissions vocales un peu trop différenciées.

A la tête de ses chers Arts Florissants, dans une fosse rehaussée pour l’occasion, William Christie démontre tout l’intérêt qu’il porte à cette œuvre. Dirigeant du clavecin et de l’orgue, avec une remarquable économie de gestes, il apporte une attention soutenue à tous les chanteurs et se régale des contrastes rythmiques et des alliances de timbres que contient la partition. Enfin, le Chœur des Arts Florissants associé à la Maîtrise de Caen réussit la gageure d’associer sans hiatus voix adultes et voix d’enfants.

Au rideau final, un véritable triomphe – du moins à l’aune des habitudes locales, d’ordinaire plus réservées – est venu saluer l’ensemble des artisans de cette soirée en tous points exceptionnelle.


Crédit photographique : Luigi De Donato (le Démon) © Nathaniel Baruch

Nancy. Opéra National de Lorraine. 24-I-2008. Stefano Landi (1586-1639) : Il Sant’Alessio, drame musical en trois actes avec prologue sur un livret de Giulio Rospigliosi. Mise en scène : Benjamin Lazar. Scénographie : Adeline Caron. Costumes : Alain Blanchot. Lumières : Christophe Naillet. Chorégraphie : Françoise Denieau. Avec : Paolo Lopez, Sant’Alessio ; Max Emanuel Cencic, l’Epouse ; Alain Buet, Eufemiano ; Xavier Sabata, la Mère ; Damien Guillon, Curtio ; Pascal Bertin, le Messager ; José Lemos, Martio ; Luigi De Donato, Le Démon ; Jean-Paul Bonnevalle, La Nourrice ; Terry Wey, Rome/La Religion ; Ryland Angel, Adrasto. La Maîtrise de Caen (chef de chœur : Olivier Opedebbeck), les Arts Florissants, direction : William Christie.

 

altavista.com
4 février 2008

CRITIQUES DE CONCERTS
Première à l’Opéra de Lorraine du Sant’Alessio de Landi mis en scène par Benjamin Lazar et sous la direction de William Christie.

L’apothéose nancéienne de Saint Alexis

Créé à Caen puis repris à Paris, le Sant’Alessio de Stefano Landi inaugurant la collaboration entre William Christie, qui sortit l’œuvre de l’oubli en la gravant pour Erato voici déjà plus de dix ans, et Benjamin Lazar, champion de la reconstitution historique, trouve enfin à l’Opéra de Nancy un temple propice à son apothéose.

Opéra de Lorraine, Nancy
Le 25/01/2008
Mehdi MAHDAVI

Parce que le Théâtre des Champs-Élysées nous semble définitivement inadapté, par sa configuration spatiale autant que par son acoustique, aux opéras du premier baroque italien, nous avons souhaité revoir le Sant’Alessio dans des conditions qui nous permettent d’en rendre compte avec l’acuité que mérite cette quasi-recréation appelée à faire date avant même sa réalisation. D’autant que la représentation parisienne à laquelle nous avions assisté n’avait pas manqué de nous rendre sceptique sur ce point. Beau spectacle, certes, et servi par des voix non moins belles qu’inattendues, mais aux mots indistincts, au continuo évaporé – Anna Caterina Antonacci subissait le même sort dans Era la notte.

Les dimensions, l’intimité même de l’Opéra de Nancy nous invitent à affiner, voire infléchir ce jugement plus frustré que définitif, tant d’un point de vue théâtral que musical, grâce au caractère palpable que revêt la représentation. Ainsi, les tableaux agencés par Benjamin Lazar et son équipe prennent enfin vie, et justifient une démarche historique dont le récent Cadmus et Hermione révélait certaines limites.

Plutôt que de reconstituer avec des moyens inévitablement moindres les fastes de l’opéra de cour du XVIIe siècle, le metteur en scène et sa scénographe Adeline Caron ont pris le parti, à notre sens plus inventif, de l’évocation. Point de toiles peintes, ni de machines à proprement parler, mais trois éléments architecturaux en bois inspirés des gravures de François Collignon illustrant l’édition originale de la partition, dont l’ingénieuse mobilité recrée les différents lieux décrits par le livret, et auxquels l’éclairage à la bougie confère des reflets cuivrés.

De même, Benjamin Lazar s’est appuyé sur le récit de l’écrivain français Jean-Jacques Bouchard, qui assista à la création de l’opéra au palais Barberini, pour la scène de carnaval qui clôt le premier acte. Mais alors que dans Cadmus à Hermione, la rhétorique gestuelle tendait à devenir une fin, se substituant à la notion, certes anachronique, de direction d’acteurs, elle apparaît ici comme un moyen, dont les chanteurs usent avec liberté et fluidité. Car si la Sposa de Max Emanuel Cencic s’y plie avec une ineffable grâce, préservant le travesti de l’artifice et de la caricature, la stature du Demonio de Luigi De Donato se suffit à elle-même, tandis que la Madre de Xavier Sabata tombe à genoux comme guidée par le mouvement des étoffes déployées en palette et drapés picturaux par Alain Blanchot.

Contrarié en septembre 2004, dans son désir de ne distribuer David et Jonathas de Charpentier qu’à des garçons, comme il était d’usage au collège des Jésuites où l’opéra fut créé, par la mue tardive de deux pages du CMBV – le sort s’acharnait –, William Christie ne voit cette fois s’élever aucun obstacle à son respect de l’interdit papal excluant les femmes de la scène romaine. Largement dominée par les voix aiguës, la distribution réunit donc huit contre-ténors, sans que ne se trouve jamais fondée la crainte d’une uniformité des timbres.

Prodige de clarté incarnée

Prodige d’angélique clarté, et néanmoins incarnée, Philippe Jaroussky cisèle les lignes souvent aériennes du rôle-titre. D’une ampleur, d’une beauté de timbre uniques dans ce registre, Max Emanuel Cencic distille un envoûtant belcantisme d’avant l’heure, qui lisse parfois les consonnes. Face à la nourrice distinguée de Jean-Paul Bonnevalle, la Madre ogresque de Xavier Sabata est sans doute un rien excessive. Mais les valets de José Lemos et Damien Guillon forment un duo comique parfaitement contrasté. Et si la vocalité trop engorgée d’Alain Buet contrarie la langue italienne, Luigi De Donato assume l’étendue stupéfiante du Démon sans que le grain serré, noir de sa basse ne s’altère.

Tant que le compositeur Stefano Landi et son librettiste Giulio Rospigliosi, futur pape Clément IX, divertissent, fidèles aux préceptes de la Contre-Réforme, en mêlant les formes et les genres, l’accompagnement scrupuleux des Arts Florissants, en parfait équilibre acoustique avec le plateau, fait au Sant’Alessio un bel écrin, auquel le régale apporte sa teinte démoniaque.

Mais dès qu’ils édifient, pendant nécessaire selon Horace, et que le récitatif sermonne, s’aplanit, le continuo, pourtant coloré, perd tout ressort, berçant le fidèle sans contrecarrer les longueurs d’une première partie enchaînant les deux premiers actes. Non qu’il faille devancer le chanteur, maître de sa déclamation, mais relancer son discours lorsque celui-ci s’enlise dans une rhétorique peu familière à notre époque. Le défi n’en était que plus grand, et la somptuosité de sa réalisation d’autant plus admirable.

Prochaines représentations : les 29 et 30 janvier à l’Opéra de Nancy, les 14 et 16 février au Grand Théâtre de Luxembourg.